Il est des coïncidences dont se régalent les chroniqueurs cyniques, les analystes désabusés, et les amateurs de démocratie désenchantée : en l’espace de quelques jours, les peuples du Canada et de l’Australie ont porté au pouvoir des gouvernements dits « progressistes ». Deux victoires électorales qui, au-delà de la surface idéologique, en disent long sur le climat politique mondial : une fatigue des figures usées, un rejet par défaut, et l’illusion qu’un changement de bannières suffit à guérir une crise de sens.
Deux systèmes cousins
Commençons par un rapide rappel de mécanique constitutionnelle. Le Canada et l’Australie partagent un ADN institutionnel commun : monarchies constitutionnelles parlementaires de tradition britannique. Le chef de l’État est, officiellement, le roi Charles III, représenté par un gouverneur général dans les deux pays. La réalité du pouvoir, bien sûr, est aux mains du premier ministre, issu du parti qui détient la majorité (ou une coalition) à la Chambre des communes (Canada) ou à la Chambre des représentants (Australie).
Les deux systèmes utilisent le vote uninominal à un tour, système qui favorise des majorités claires… même avec une minorité de voix. En clair : on peut gouverner avec moins de 35 % du vote populaire tant que les bons comtés ou circonscriptions tombent dans le bon panier. Pas étonnant que les partis dits de « centre gauche » excellent dans cet exercice : un peu de syndicalisme mou, un soupçon d’écologisme cosmétique, une rhétorique sociale aseptisée, et le tout emballé dans du multiculturalisme tiède.
Canada : Mark Carney ou l’alternative molle
Commençons par notre propre cirque. Le Canada, las de Justin Trudeau et de ses costumes de Bollywood, a accueilli avec un enthousiasme relatif Mark Carney, ex-banquier central recyclé en Messie technocratique. Carney, avatar poli de la Troisième Voie, ne propose ni révolution, ni réforme. Il incarne la perpétuation d’un libéralisme mou, fiscalement irresponsable mais moralement prétentieux.
Sa victoire repose davantage sur la peur d’un Pierre Poilievre jugé trop abrasif, que sur une réelle adhésion populaire. Son programme? Une grande conférence sur tout, des subventions pour rien, et la promesse rassurante que le gouvernement continuera de faire semblant de s’occuper de vous. Un État-nounou sous somnifères, mais avec un vocabulaire ESG.
Australie : Albanese et l’illusion de l’alternative
De l’autre côté du Pacifique, Anthony Albanese et son Parti travailliste ont remporté un second mandat dans une ambiance tout aussi tiédasse. L’Australie, on l’oublie souvent, est une démocratie de péninsule paranoïaque : bourgeoise, isolationniste et écologiquement schizophrène. Le charbon alimente les finances publiques, mais on promet la neutralité carbone pour 2050 — comme tout le monde.
Albanese se présente comme l’homme du consensus — ce qui, en langage clair, signifie qu’il gouverne sans idées fortes, mais avec un souci obsessionnel de ne froisser personne. Il n’est pas haï. Il n’est pas aimé. Il est toléré. C’est tout ce qu’on exige aujourd’hui d’un chef d’État dans les démocraties libérales en déclin.
La gauche gagne… quand la droite s’effondre
Ce qui relie Ottawa et Canberra, c’est l’état pitoyable de leurs oppositions conservatrices. Au Canada, les conservateurs se débattent entre les conservatismes économiques, identitaires, et populistes, sans parvenir à les harmoniser. Poilievre, malgré son talent oratoire, polarise plus qu’il ne fédère.
En Australie, les libéraux (oui, le terme est trompeur : ce sont les conservateurs australiens) se sont entre-déchirés sur la taxe carbone, les relations avec la Chine, et le rôle de la religion. Résultat : un vide d’alternative crédible, comblé non par un enthousiasme progressiste, mais par une résignation électorale. On vote travailliste parce qu’il faut bien voter contre quelque chose.
Une démocratie en mode « gestionnaire »
Les deux pays vivent la même mutation : le passage d’une politique de convictions à une gouvernance gestionnaire. Le citoyen n’est plus un acteur, mais un administré. On ne propose plus des visions du monde, on ajuste des curseurs. Les élections deviennent des changements de marque. Coca Light au lieu de Pepsi Zéro.
La gauche, ici comme là-bas, n’est plus porteuse d’un projet. Elle est devenue le paravent raisonnable de l’ordre établi. Subventions aux éoliennes, reconnaissance des Premières Nations dans les manuels scolaires, hausse symbolique du salaire minimum. Pendant ce temps, la dette explose, les infrastructures pourrissent, et l’on débat de l’importance de l’inclusivité dans les manuels de mathématiques.
L’ironie finale : deux colonies qui s’imaginent encore rebelles
Australie et Canada aiment à se penser jeunes, libres, et modernes. Deux anciennes colonies britanniques convaincues d’avoir tué le père monarchique… alors qu’elles continuent d’en chérir les symboles et d’élire des gestionnaires bien polis, bien centrés, et surtout incapables de dire non à la bureaucratie.
Que reste-t-il de la politique dans ces deux pays? Des slogans, des campagnes électorales millimétrées, et une presse servile qui applaudit les demi-mesures comme des révolutions. L’ennui règne, la complaisance triomphe, et pendant ce temps, on célèbre une double victoire de la gauche… qui n’est en réalité que la victoire d’un vide mieux emballé.