Les contribuables québécois se retrouvent coincés dans un nouveau gouffre financier. Le projet informatique SIFARH, qui devait moderniser les systèmes administratifs du réseau de la santé, a été suspendu en octobre 2025 après avoir atteint 630 millions de dollars selon Pablo Rodriguez, soit plus du triple du budget initial de 202 millions. Entre-temps, des milliers d’employés de la santé attendent toujours les primes promises dans leurs conventions collectives, victimes collatérales d’un système informatique défaillant.
La débâcle aurait pu être évitée. Entre juillet 2024 et juin 2025, le ministère de la Cybersécurité et du Numérique a sonné l’alarme à cinq reprises, réclamant l’arrêt ou la suspension du projet. Ces avertissements répétés sont restés lettre morte.
Les signaux d’alarme ignorés pendant 14 mois
Le premier signal rouge a été levé le 26 juillet 2024. Dans une correspondance officielle, le ministère de la Cybersécurité et du Numérique informe le ministère de la Santé que le projet doit être suspendu, les «paramètres initiaux n’étant pas respectés». Le sous-ministre à la Santé, Daniel Paré, reçoit une copie de cet avertissement.
Six semaines plus tard, le 12 septembre 2024, l’ancien ministre de la Cybersécurité Éric Caire recommande personnellement à Christian Dubé de suspendre le projet le temps qu’un audit soit réalisé. La demande est refusée.
Le ministère de la Cybersécurité décide alors d’imposer un audit de performance à l’automne 2024. Le 8 octobre 2024, le sous-ministre Stéphane Le Bouyonnec officialise cette décision auprès du sous-ministre Paré.
Le rapport d’audit, transmis en février 2025, révèle des problèmes majeurs. Le document expose des dépassements de coûts astronomiques, des retards considérables et des lacunes contractuelles préoccupantes.
Le 10 mars 2025, le nouveau ministre de la Cybersécurité, Gilles Bélanger, intervient directement. Il demande à Christian Dubé qu’ils exigent conjointement l’arrêt immédiat du projet SIFARH. Cette recommandation ministérielle est également ignorée.
La cinquième et dernière tentative survient le 20 juin 2025. Dans une lettre adressée à la PDG de Santé Québec, Geneviève Biron, Stéphane Le Bouyonnec écrit sans ambiguïté: «Il vous est réitéré d’annuler sans délai le projet SIFARH, comme recommandé initialement.»
Entre juillet 2024 et juin 2025, le ministère responsable de superviser les projets informatiques gouvernementaux a donc multiplié les demandes d’intervention. Toutes ont été rejetées ou ignorées par le ministère de la Santé et Santé Québec.
Un budget qui explose de 202 à près d’un milliard
Le projet SIFARH (Système d’information des finances, de l’approvisionnement et des ressources humaines) avait été autorisé le 31 mai 2022 par le Conseil du trésor. Le budget prévu était de 202 millions de dollars pour une durée de 48 mois.
L’objectif était ambitieux: centraliser la gestion financière, la chaîne d’approvisionnement et les ressources humaines pour l’ensemble du réseau de la santé québécois. Le projet devait également permettre l’application des conventions collectives et enfin éliminer l’usage du papier et du télécopieur dans les établissements.
En mars 2025, trois ans après son autorisation, le projet affichait un dépassement de coût de 112,9% et un dépassement d’échéancier de 46,3%. Selon les informations rapportées au printemps, les coûts avaient atteint 430 millions de dollars. Le rapport d’audit, déposé en février et révélé en mai par le Journal de Québec, exposait des dépassements pharaoniques approchant le milliard. En octobre 2025, le chef du Parti libéral Pablo Rodriguez affirmait que le projet avait atteint plus de 630 millions de dollars.
Une division qui aggrave la situation financière
Face aux multiples avertissements du ministère de la Cybersécurité, Santé Québec a choisi une stratégie controversée: scinder le projet SIFARH en deux volets distincts. D’un côté le SIFA (Système d’information en finances et approvisionnement), de l’autre le volet gestion des ressources humaines.
Cette séparation n’a pas freiné l’hémorragie financière. Au contraire, le seul volet SIFA représente maintenant 280,8 millions de dollars, une augmentation de 182% par rapport aux 202 millions initiaux prévus pour le projet complet.
Un contrat de 405 millions truffé de clauses problématiques
En janvier 2024, le ministère de la Santé a signé un contrat de 405 millions de dollars sur 15 ans avec le Groupe LGS, une filiale d’IBM. Ce contrat couvre les licences, l’installation, la configuration, la formation, l’hébergement infonuagique ainsi que l’entretien et le support.
Une clause particulière du contrat suscite l’inquiétude: selon une disposition qualifiée «d’empêchement», le gouvernement du Québec consent à payer la totalité des frais récurrents dès la deuxième année suivant la date prévue de fin du déploiement.
Le projet devait être terminé en mai 2026 et maintenu jusqu’en 2039. Avec les retards accumulés et la suspension annoncée en octobre 2025, cette clause pourrait forcer le gouvernement à débourser presque la totalité des 405 millions dès 2028, même si le système n’est pas fonctionnel.
Deux options, deux désastres financiers
La suspension temporaire du projet place Santé Québec et les contribuables dans une impasse où chaque issue entraîne des pertes massives.
Si le projet demeure suspendu et n’est jamais complété, la clause d’empêchement obligera le gouvernement à verser la quasi-totalité des 405 millions prévus au contrat dès 2028.
Si Santé Québec choisit d’annuler définitivement le contrat, l’organisation s’expose à des pénalités dépassant 150 millions de dollars, à une poursuite judiciaire coûteuse et à la perte des millions déjà investis dans le projet. La PDG de Santé Québec, Geneviève Biron, a confirmé que la simple mise sur pause coûtera 25 millions de dollars à l’organisation.
Des négociations sont actuellement en cours entre Santé Québec et LGS pour tenter de minimiser les impacts financiers liés à la suspension.
Les employés de la santé en attente de leurs primes
Au-delà des millions engloutis, ce fiasco a des répercussions directes sur les travailleurs du réseau de la santé. La désuétude des systèmes informatiques actuels et l’échec du projet SIFARH empêchent le gouvernement de verser correctement les primes prévues dans les conventions collectives signées en octobre 2024.
En mai 2025, soit plus de cinq mois après l’entrée en vigueur des nouvelles ententes, plusieurs primes n’avaient toujours pas été versées aux employés. Santé Québec avait alors promis que «la grande majorité des primes auront été livrées d’ici le 15 mai».
L’ironie de la situation est cruelle: les retards du projet SIFARH sont tels que la convention collective signée en octobre 2024 arrivera à échéance avant même que le système informatique censé la gérer ne soit fonctionnel.
Un ministre qui refuse de s’expliquer
Face à cette cascade de dysfonctionnements, le ministre de la Santé Christian Dubé a choisi le silence. Il a refusé de commenter la situation à plusieurs reprises.
Le ministre de la Cybersécurité et du Numérique, Gilles Bélanger, a défendu la gestion gouvernementale en affirmant que l’administration a été «proactive et vigilante». «C’est correct d’avoir des avertissements», a-t-il déclaré.
Ces propos contrastent avec ses déclarations du printemps. En mai, Gilles Bélanger avait reconnu au Journal de Québec que le projet était «mal parti» et présentait des «lumières rouges». Il avait alors évoqué la nécessité de «modifications» importantes et même la possibilité d’«arrêter le projet» pour stopper l’hémorragie financière.
Le premier ministre François Legault souhaite attendre le rapport de l’enquête en cours menée par l’Autorité des marchés publics avant de se prononcer définitivement. Il maintient que le projet demeure important et permettra éventuellement de réaliser des économies.
Un héritage de 20 ans d’échecs
Ce nouveau désastre informatique s’inscrit dans une longue histoire de projets ratés dans le réseau de la santé québécois. Selon les informations rapportées en 2021, le gouvernement a déjà investi 2 milliards de dollars sur 20 ans dans des tentatives infructueuses de modernisation des systèmes informatiques de la santé.
La PDG de Santé Québec soutient que l’organisation a hérité d’un projet mal planifié par le ministère de la Santé. «On s’est rendu compte qu’il y avait un écart entre ce qui avait été planifié ou requis comme budget et ce dont nous avions vraiment besoin», a-t-elle expliqué en août 2025.
Parmi les coûts sous-estimés, Geneviève Biron mentionne la formation du personnel, le travail de configuration, la gestion du changement et certains équipements physiques.
Cette version des faits est contestée par le ministère de la Cybersécurité et du Numérique. Dans une lettre du 4 juillet 2025, le sous-ministre Le Bouyonnec exprime son «grand étonnement» de constater que Santé Québec n’a pas tenu compte du rapport d’audit sur SIFARH dans la planification du projet SIFA.
Il rappelle que des représentants du ministère de la Santé et de Santé Québec ont participé à la grande majorité des entretiens d’audit et «étaient conséquemment informés du contenu des échanges avec les personnes rencontrées». Autrement dit, Santé Québec était pleinement au courant des problèmes identifiés par l’audit, mais a choisi de ne pas en tenir compte dans ses décisions.
Des conséquences à long terme pour les citoyens
Le Protecteur du citoyen comptait sur le déploiement rapide du système en 2026 pour mettre en œuvre ses recommandations post-pandémie concernant l’accès à des informations fiables et de qualité en santé. Avec la suspension du projet, cette livraison est maintenant repoussée à 2028 au minimum.
Entre-temps, les négociations se poursuivent entre Santé Québec et LGS pour déterminer les modalités financières de la suspension. Quelle que soit l’issue, les contribuables québécois devront assumer des centaines de millions de dollars pour un système qui ne verra peut-être jamais le jour.