Christian Dubé aime les chiffres. Les courbes, les indicateurs, les ratios de performance. Il parle de santé comme un comptable parle d’états financiers : en pourcentages, en objectifs, en cibles atteintes ou ratées. Son projet de loi 2, présenté comme la grande réforme qui « responsabilisera » les médecins et « optimisera » le réseau, n’est pas un plan de santé publique — c’est un plan d’ingénierie organisationnelle.
Sous le vernis du « mieux pour tous », c’est une réforme purement technocratique. Le ministère y voit un système qui se pilote comme une usine. L’humain devient une variable à calibrer. Et derrière ce vocabulaire froid — imputabilité, trajectoires de soins, indicateurs de performance — se cache une logique bien plus politique qu’on le prétend : celle d’un État qui veut reprendre le contrôle intégral d’un système qu’il a lui-même paralysé depuis des décennies.
La logique comptable appliquée à la médecine
Le projet de loi 2 prétend corriger les ratés du réseau en imposant des indicateurs mesurables à chaque étape du processus : temps d’attente, nombre de patients vus, durée moyenne de séjour, taux de prise en charge, etc.
C’est une réforme née dans un tableur Excel, pas dans un hôpital.
Le texte prévoit un suivi d’assiduité des médecins, typiquement technocratique, destiné à mesurer la présence plutôt que la pertinence des soins. Derrière cette mesure, on perçoit la méfiance du gouvernement envers une nouvelle génération de médecins qui refuse de se sacrifier à la logique de la surcharge permanente. Il est désormais suspect, pour un jeune médecin, de vouloir concilier travail et vie familiale.
Ce que le ministre Dubé interprète comme un problème de productivité n’est souvent qu’un refus lucide du burn-out institutionnalisé.
Mais au lieu d’aborder les causes humaines — manque de personnel, explosion des tâches administratives, désorganisation chronique — le gouvernement répond par un réflexe comptable : fiches de présence, indicateurs d’assiduité, tableaux de bord.
C’est la vision d’un gestionnaire froid, incapable de comprendre que la médecine n’est pas une chaîne de montage et que l’épuisement professionnel ne se résout pas à coups de formules Excel.
Des objectifs absurdes fixés depuis Québec
Les objectifs fixés par le projet sont d’une irréalité saisissante. Le ministère exige que 80 % des patients à l’urgence soient vus en 90 minutes. Or, personne ne contrôle le volume d’achalandage d’une urgence. Le nombre de patients peut doubler en quelques heures, et ni les médecins ni les infirmières n’ont le pouvoir de refuser l’afflux.
Même absurdité pour le délai moyen de 14 heures sur civière. Le médecin n’a aucun contrôle sur la disponibilité des lits aux étages. Il ne peut pas forcer la sortie d’un patient qui attend une évaluation en physiothérapie, un transfert en réadaptation ou une place en CHSLD.
Résultat : les civières s’accumulent, non par manque de volonté, mais parce que tout le reste du système est engorgé.
Fixer de tels objectifs, c’est ignorer la réalité du terrain. C’est transformer les soignants en coupables d’un échec structurel dont ils ne sont pas responsables.
Un gestionnaire avisé comprendrait qu’on ne peut pas planifier la maladie, ni forcer le temps humain à se plier à des indicateurs. Un technocrate, lui, croit qu’il suffit d’un nouveau tableau de bord pour que tout s’aligne.
Un gouvernement autocratique déguisé en gestionnaire
L’approche Dubé-Legault repose sur un principe simple : le contrôle total.
Le gouvernement veut piloter le réseau « du haut vers le bas », en retirant toute marge de manœuvre aux acteurs de terrain. C’est le modèle autocratique classique : la direction décide, les exécutants appliquent.
Le ministère ne dialogue plus, il décrète. Et quand les médecins protestent, on les accuse de défendre leurs privilèges plutôt que la qualité des soins.
Cette inversion morale est au cœur du discours technocratique : le gestionnaire s’arroge le monopole de l’intérêt collectif, tandis que ceux qui contestent deviennent des obstacles à la réforme.
Dans les faits, la loi officialise la centralisation absolue du réseau.
Les médecins devront suivre des trajectoires standardisées, utiliser des plateformes informatisées de répartition, se conformer à des indicateurs définis à distance. C’est la même logique que celle du plan quinquennal : fixer des quotas, mesurer la conformité, sanctionner les écarts.
La différence, c’est que Dubé ne parle pas de production d’acier — il parle de soins de santé.
Le Canada, empire du monopole étatique
Le problème dépasse le Québec.
Il vient du cadre même du système canadien, où la concurrence privée est pratiquement interdite dans les soins assurés. Les provinces qui tentent d’introduire une flexibilité — par exemple en autorisant des cliniques privées pour désengorger les urgences — se heurtent à la Loi canadienne sur la santé et à l’orthodoxie du monopole public.
Résultat : on a créé un système sans contrepoids, où l’État est à la fois régulateur, employeur et prestataire.
Dans un marché normal, un hôpital inefficace perdrait ses patients au profit d’un autre plus performant. Ici, tout le monde subit le même goulet d’étranglement. Le citoyen n’a pas le choix, le médecin n’a pas de marge, et le ministre prétend tout réformer depuis son bureau.
Cette absence de concurrence alimente la logique de domination technocratique. Quand aucune alternative n’existe, la seule manière de « gérer » un système défaillant, c’est d’imposer plus de contrôle, plus de normes, plus de centralisation.
On ne réforme pas un monopole : on l’administre, et on finit par le fossiliser.
La tentation de la donnée totale
Christian Dubé incarne le fantasme du décideur rationnel : celui qui croit que tout problème complexe se résout par l’accumulation de données.
Pour lui, si le système ne fonctionne pas, c’est qu’il manque d’information. Il suffit donc d’en produire davantage, de tout mesurer, de tout classer.
Mais les données ne remplacent pas la compréhension. Les indicateurs ne disent pas pourquoi une urgence déborde, ni comment une équipe médicale improvise pour sauver une vie dans un contexte de pénurie.
Les chiffres agrégés masquent la singularité du réel.
Cette obsession produit un effet pervers : on soigne ce qui est mesurable, non ce qui est important.
Quand on impose des cibles arbitraires, les hôpitaux cherchent à « optimiser » leurs statistiques : on accélère les cas simples, on repousse les cas lourds.
Les médecins deviennent des gestionnaires de flux. Le soin devient une question de rendement.
Un système à bout de souffle
Le gouvernement prétend vouloir « améliorer l’accès ». Mais les problèmes du réseau ne viennent pas d’un manque d’imputabilité. Ils viennent d’une structure rigide, figée par la bureaucratie.
Dans un système public-unique, toute innovation doit être autorisée par le ministère.
Une idée née sur le terrain — un protocole local pour désengorger une urgence, un partenariat avec une clinique communautaire — est souvent bloquée par les couches administratives avant même d’être testée.
Pendant ce temps, le personnel s’épuise. Les médecins quittent. Les jeunes infirmières s’exilent dans les agences privées pour récupérer un peu de liberté.
Et la réponse du gouvernement ? Plus de contraintes, plus de supervision, plus de contrôles.
C’est la spirale de l’État gestionnaire : chaque échec appelle plus de planification.
On croit gouverner le chaos, mais on ne fait que l’étouffer sous les formulaires.
Quand l’État remplace le jugement professionnel
Le cœur du métier médical, c’est le jugement.
L’évaluation d’un cas unique, la priorisation d’un patient fragile, la capacité d’adaptation à une réalité mouvante.
Mais la technocratie déteste le jugement, parce qu’il échappe à la mesure.
Elle préfère les protocoles et les normes, la conformité plutôt que l’intelligence.
Le médecin doit désormais rendre compte non de la qualité de ses décisions, mais de sa capacité à cocher les bonnes cases.
Cette logique n’est pas propre à la santé : on la retrouve dans l’éducation, la fonction publique, les transports. Partout où le gouvernement confond gouverner et contrôler.
La Loi 2 n’est qu’un symptôme : celui d’un État qui ne fait plus confiance aux individus et qui croit compenser son impuissance par la multiplication des règles.
Le faux pragmatisme de Dubé
Christian Dubé se présente comme un gestionnaire pragmatique, loin des idéologies.
C’est faux. Son pragmatisme est une idéologie froide : celle du contrôle et de la donnée.
Il croit que les chiffres suffisent à gouverner.
Le vrai pragmatisme, ce serait d’admettre que le système de santé québécois — comme le système canadien dans son ensemble — est étouffé par son propre monopole.
Ce serait de permettre la diversité des modèles, la concurrence des idées, la liberté d’expérimenter.
Ce serait de faire confiance aux citoyens, aux médecins, aux entrepreneurs, aux communautés.
Dubé fait l’inverse.
Il verrouille.
Sous prétexte d’efficacité, il fabrique un monstre administratif encore plus pesant que celui qu’il prétend corriger.
Le mensonge fondamental
On nous dit que la loi 2 va améliorer l’accès, réduire les délais, et rendre le système plus performant.
Mais comment améliorer ce qu’on empêche de changer ?
Comment fluidifier un réseau qui s’interdit toute concurrence, toute flexibilité, toute responsabilité locale ?
Le gouvernement sait très bien que ses cibles sont intenables.
Mais elles servent un objectif politique : faire porter l’échec du système sur ceux qui le subissent.
Quand les hôpitaux ne réussiront pas à atteindre 80 % de patients vus en 90 minutes, le ministre pointera du doigt les médecins. Quand les civières s’accumuleront, il accusera les gestionnaires locaux.
C’est un stratagème commode : transformer un problème structurel en faute individuelle.
Le technocrate se dédouane en accusant ceux qu’il administre.
Conclusion : la technocratie contre la liberté
La Loi 2 n’est pas une réforme. C’est une prise de contrôle.
Elle ne soigne pas le système : elle le bureaucratise encore davantage.
Elle perpétue un modèle où personne n’est libre d’innover, et où les vrais responsables se cachent derrière des indicateurs.
Christian Dubé veut un réseau qui obéit, pas un réseau qui invente.
Et c’est précisément ce qui condamne le Québec — et le Canada — à revivre les mêmes crises, décennie après décennie.
Le progrès ne viendra pas d’un tableau de bord.
Il viendra d’un choix de civilisation : celui de redonner aux individus la liberté d’agir, de créer, de soigner.
Tant que nous resterons prisonniers d’un monopole centralisé, aucune réforme ne sauvera le système.
Parce qu’on ne répare pas une machine en panne en la complexifiant encore.
On la libère.



