Le directeur du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) Daniel Rogers a livré mardi son premier bilan annuel public, et le portrait qu’il dresse de la sécurité nationale canadienne n’a rien de rassurant. Dans un discours sans précédent par sa franchise, le directeur du SCRS a confirmé ce que plusieurs soupçonnaient : le Canada est devenu une cible de choix pour l’espionnage étranger, l’ingérence politique et le terrorisme.
« C’est la première fois que je m’adresse aux Canadiens en tant que directeur du SCRS, et je le fais à une époque où l’environnement de sécurité nationale du Canada est plus complexe et dynamique qu’à tout autre moment de l’histoire récente, » a déclaré Rogers devant un parterre de journalistes et d’invités à Ottawa. Selon lui, la polarisation et la radicalisation sont en hausse, la cohésion sociale s’effrite, et les adversaires du Canada n’ont jamais été aussi audacieux dans leurs tentatives d’espionnage et d’ingérence.
Des mineurs radicalisés : la nouvelle menace terroriste
L’une des révélations les plus troublantes du discours concerne la radicalisation des jeunes. En août 2025, un mineur a été arrêté à Montréal après avoir planifié un attentat au nom de Daesh, l’État islamique. L’adolescent, qui ne peut être identifié en raison de son âge, avait prêté allégeance à Daesh sur les réseaux sociaux et prévoyait acquérir des armes de type AK-47 pour mener une attaque de masse.
Ce n’est pas un cas isolé. En mai 2025, un jeune d’Edmonton âgé de 15 ans a été arrêté pour des infractions terroristes liées à Com 764, un réseau international violent qui manipule les enfants et les adolescents en ligne via des plateformes. À Ottawa même, en août 2023 et avril 2024, deux adolescents de 15 ans ont été arrêtés pour avoir comploté des attaques de masse contre la communauté juive de la capitale.
« Il est clair que les jeunes radicalisés peuvent causer les mêmes dommages que les adultes radicalisés », a affirmé le directeur du SCRS. Pour contrer cette menace émergente, le SCRS s’est associé à la GRC et aux services de renseignement du Groupe des Cinq (Royaume-Uni, États-Unis, Australie, Nouvelle-Zélande) pour publier en décembre 2024 un rapport destiné aux parents et gardiens, afin de les aider à identifier les signes de radicalisation précoce.
Un bilan en demi-teinte : 24 attentats déjoués, mais 29 morts depuis 2014
Depuis 2022, le SCRS a participé à la perturbation d’au moins 24 actions d’extrémisme violent, chacune ayant mené à des arrestations ou à des accusations de terrorisme. Parmi les succès de 2024, le service a joué un rôle intégral dans le démantèlement de deux complots inspirés de Daesh.
Le premier cas impliquait un père et son fils, Ahmed et Mostafa Eldidi, qui en étaient aux étapes avancées de la planification d’une attaque sérieuse et violente dans la région de Toronto lorsqu’ils ont été arrêtés en juillet 2024 dans un hôtel de Richmond Hill. Selon les sources citées par CBC News, les deux hommes avaient filmé une vidéo dans laquelle ils prêtaient allégeance à Daesh devant un drapeau de l’État islamique, armés d’une hache et d’une machette. Leur procès devant jury, prévu pour six semaines, débutera le 8 septembre 2026.
Dans le second cas, un individu a été arrêté avant de tenter d’entrer illégalement aux États-Unis pour attaquer des membres de la communauté juive à New York.
Malgré ces succès, le bilan demeure sombre. « Depuis 2014, il y a eu 20 attaques d’extrémisme violent au Canada, résultant en 29 décès et au moins 60 victimes blessées », a précisé Rogers. La menace persiste et se complexifie : les extrémistes d’aujourd’hui sont motivés par des idéologies de plus en plus diversifiées et personnalisées — xénophobie, accélérationnisme, nihilisme, antisémitisme, misogynie, interprétations extrêmes de la religion — et se radicalisent principalement en ligne, souvent seuls et dans l’anonymat.
L’ingérence étrangère : la Chine, la Russie, l’Iran et l’Inde dans le collimateur
Si l’extrémisme violent occupe encore une place importante dans le travail du SCRS, il ne représente désormais que moins de la moitié des efforts du service. L’ingérence étrangère et l’espionnage sont devenus les nouvelles priorités.
La Chine : recrutement d’espions et vol de secrets
Les services de renseignement civils et militaires chinois continuent de cibler les informations classifiées et sensibles du gouvernement canadien. Leur modus operandi est devenu plus sophistiqué : via les médias sociaux et les plateformes professionnelles comme LinkedIn, des espions chinois tentent de recruter des Canadiens ayant accès aux plans, intentions et expertises gouvernementales et militaires.
« Par l’entremise de médias sociaux et des plateformes de recherche d’emploi en ligne, les espions chinois ont tenté de recruter les personnes canadiennes qui avaient accès aux plans, aux intentions et aux informations du gouvernement ainsi qu’à l’expertise militaire », a révélé Rogers. Au-delà des secrets militaires, Pékin cible désormais les technologies de pointe détenues par le secteur privé et les institutions académiques canadiennes, ainsi que l’accès aux ressources naturelles du pays.
Le directeur a également évoqué les activités de répression transnationale menées par la Chine contre les dissidents et activistes au Canada. Ce phénomène, qui vise à intimider ou faire taire des individus exerçant leurs droits légitimes, prend diverses formes : surveillance, désinformation, extorsion, menaces contre des proches à l’étranger et, dans les cas extrêmes, menaces létales.
La Russie : sabotage et contournement des sanctions
La collaboration régulière du SCRS avec Affaires mondiales Canada et le Centre de la sécurité des télécommunications permet de contrer les menaces d’espionnage russe, notamment en identifiant les agents de renseignement russes et en les empêchant d’entrer au Canada.
Mais la menace russe ne se limite pas à l’espionnage traditionnel. Rogers a révélé l’existence de réseaux de contournement russes qui tentent d’acquérir illégalement des technologies et produits canadiens via des entreprises écrans basées dans le monde entier, pour ensuite les acheminer en Russie et soutenir l’effort militaire en Ukraine.
« Cette année, le SCRS a pris des mesures pour prévenir cela en informant plusieurs entreprises canadiennes que les entreprises écrans européennes qui cherchaient à acquérir leurs biens étaient en réalité connectées à des agents russes », a expliqué le directeur. Ces entreprises ont non seulement immédiatement cessé les transactions, mais auraient aussi exprimé leur gratitude et leur volonté de collaborer pour contrer les activités russes à l’avenir.
L’Iran : des menaces potentiellement létales
L’une des révélations les plus alarmantes du discours concerne l’Iran. Rogers a indiqué que le SCRS a dû réorienter des opérations pour contrer les services de renseignement iraniens et leurs mandataires, qui ont ciblé des individus perçus comme des menaces pour leur régime.
« Par le passé, nous avons publiquement évoqué la répression transnationale menée par la République populaire de Chine, l’Inde et d’autres pays. En particulier, dans des cas alarmants au cours de la dernière année, nous avons dû reprioriser nos opérations pour contrer les actions des services de renseignement iraniens et de leurs mandataires qui ont ciblé des individus qu’ils perçoivent comme des menaces pour leur régime », a déclaré Rogers.
Dans plus d’un cas, le SCRS a dû détecter, investiguer et contrer des menaces potentiellement létales contre des individus au Canada. Le directeur n’a pas fourni de détails supplémentaires, mais l’emploi du terme « létales » indique que des vies étaient en jeu.
L’Inde : répression transnationale confirmée
Bien que Rogers n’ait pas élaboré longuement sur le cas indien, il a confirmé que le SCRS a documenté des activités de répression transnationale de la part de l’Inde. Cette mention prend une résonance particulière dans le contexte des tensions diplomatiques récentes entre Ottawa et New Delhi concernant l’assassinat du militant sikh Hardeep Singh Nijjar en Colombie-Britannique en 2023.
Les élections de 2025 : ingérence détectée, mais sans impact
En février 2025, le Canada a tenu sa 45e élection générale dans un contexte de haute vigilance. En tant que chef du Groupe de travail sur les menaces en matière de sécurité et de renseignements visant les élections, le SCRS a coordonné la réponse de sécurité nationale et soutenu un panel indépendant de hauts fonctionnaires chargés de surveiller les menaces électorales.
Appliquant les leçons de l’Enquête publique sur l’ingérence étrangère menée par la juge Marie-Josée Hogue, le service a opéré avec une transparence inédite, incluant des briefings hebdomadaires aux médias durant la campagne. Le rapport post-électoral, désormais accessible en ligne, confirme qu’une certaine activité d’ingérence étrangère a été observée, mais que rien n’a compromis la tenue d’élections libres et équitables.
Rogers a rassuré la population : bien que certaines activités d’ingérence étrangère aient été observées, rien n’a eu d’impact sur la capacité du Canada à tenir une élection libre et équitable.
L’Arctique : nouveau terrain de jeu géopolitique
L’Arctique est devenu un théâtre d’intérêt accru en raison de son potentiel économique et stratégique. Des États non arctiques, notamment la Chine, cherchent à établir une présence stratégique et économique dans la région, tandis que la Russie, avec sa présence militaire importante, demeure imprévisible et agressive.
Le SCRS a observé des efforts de collecte de renseignement, cybernétiques et non cybernétiques, ciblant les gouvernements et le secteur privé de la région. En réponse, le service collecte du renseignement pour identifier toute activité étatique contraire aux intérêts nationaux, s’engage avec les partenaires autochtones, arctiques et nordiques pour partager les connaissances, et fournit aux gouvernements inuit et territoriaux des informations leur permettant de considérer les intérêts de sécurité nationale dans leurs décisions concernant les opportunités économiques avec des entités étrangères.
Les modifications apportées à la Loi sur le SCRS l’an dernier ont facilité ces démarches, et le service entend poursuivre sur cette lancée.
Une cible de choix
Pourquoi le Canada est-il devenu une cible si prisée? Rogers a fourni une explication limpide : le pays joue dans la cour des grands.
« Le Canada possède une économie avancée. Il regorge de ressources naturelles. Il occupe aussi une position enviable et influente au sein de tribunes multilatérales comme l’OTAN, le G7 et le Groupe des Cinq, une alliance de services de renseignement. Les réussites du Canada en font un pays prospère. Elles en font aussi une cible », a-t-il déclaré.
Les technologies de pointe ne se trouvent plus uniquement dans les ministères et installations militaires. Les entreprises privées et les universités détiennent désormais certaines des innovations les plus avancées au monde, ce qui élargit considérablement le spectre des cibles potentielles. Données, innovations technologiques, influence et accès aux ressources à tous les paliers gouvernementaux sont convoités.
Un avenir complexe
Au-delà des trois grandes catégories de menaces présentées, Rogers a évoqué d’autres préoccupations croissantes : la manipulation de l’information par des gouvernements étrangers, les opérations cyber et hybrides hostiles, le lien entre groupes criminels et acteurs étatiques qui brouille les définitions traditionnelles, et l’intelligence artificielle qui rend les méthodes employées par les acteurs hostiles beaucoup plus sophistiquées.
Un enjeu particulièrement préoccupant concerne la souveraineté des données : les données canadiennes résident de plus en plus entre les mains de gouvernements étrangers et d’entreprises sous leur juridiction, créant de nouvelles possibilités d’armement de l’information.
Face à l’évolution rapide des menaces, le directeur soutient que le SCRS devra établir ses priorités sans compromis et s’adapter à un rythme de changement extraordinaire. Le service mise sur l’adoption de nouvelles technologies et une utilisation accrue des données pour assurer la sécurité des Canadiens.
Rogers a conclu son allocution sur une note rassurante, soulignant la compétence et le dévouement des professionnels du SCRS : « Ils sont profondément fiers de servir le Canada et se sont consacrés à la défense des droits, des libertés et du mode de vie qui définissent ce que signifie être Canadien. En tant que leur directeur, je suis fier de leur dévouement infatigable et de leur service à tous les Canadiens, même lorsque leur travail le plus important n’est souvent ni connu ni reconnu en dehors de nos murs ».
Quarante ans après l’attentat d’Air India — la pire attaque terroriste de l’histoire canadienne qui a coûté la vie à 329 personnes en 1985 — le Canada fait face à un environnement de sécurité nationale que Rogers qualifie de plus complexe et dynamique que jamais. Entre les adolescents radicalisés en ligne, l’espionnage chinois et russe, les menaces létales iraniennes et l’ingérence politique multiforme, le service de renseignement canadien n’a jamais eu autant de défis à relever.

