Le Barreau du Québec a publié jeudi 13 novembre un communiqué dénonçant « certaines mesures envisagées par le gouvernement du Québec qui auront des conséquences importantes et nuisibles à notre régime démocratique ».
L’ordre professionnel, qui représente plus de 31 000 avocats, demande le retrait de dispositions spécifiques dans trois législations : les projets de loi 1 (Loi constitutionnelle de 2025 sur le Québec) et 3 (Loi visant à améliorer la transparence des associations syndicales), ainsi que la loi 2 (accès aux services médicaux), adoptée le 25 octobre dernier.
« Risques de dérives autoritaires »
« Le Barreau déplore que plusieurs projets de loi récemment présentés à l’Assemblée nationale du Québec incluent des dispositions qui entravent significativement la capacité des citoyens et des citoyennes à faire valoir leurs droits et leurs opinions », a déclaré le bâtonnier Marcel-Olivier Nadeau dans le communiqué.
L’ordre professionnel évoque des « risques de dérives autoritaires » et affirme que ces projets de loi « comportent des dispositions qui s’écartent de manière importante des valeurs et des traditions de la société québécoise au profit d’un renforcement du pouvoir de l’État ».
Les articles visés par le Barreau
Le Barreau demande expressément le retrait des éléments suivants :
Projet de loi 1 : L’article 5 de la Loi sur l’autonomie constitutionnelle du Québec, qui interdirait ou limiterait « le droit d’une institution ou d’une organisation de recourir aux tribunaux judiciaires pour contester la constitutionnalité d’une loi applicable au Québec », selon le communiqué du Barreau. Cette disposition pourrait affecter des organismes comme la Commission des droits de la personne et le Protecteur du citoyen.
Loi 2 : Les articles 141 à 163 et 173, qui prévoient des mesures de surveillance de l’assiduité des médecins. Bien que le ministre de la Santé Christian Dubé se soit engagé publiquement à « ne jamais appliquer » ces dispositions, le Barreau demande leur retrait complet. « Ce n’est qu’un engagement personnel. La loi, elle existe encore », a souligné M. Nadeau.
Projet de loi 3 : Les articles 7 et 9, qui obligeraient les syndicats à utiliser des cotisations facultatives plutôt qu’obligatoires pour contester la constitutionnalité ou la validité de lois, règlements ou décrets. Ces articles imposent notamment un délai minimum de 72 heures et un scrutin secret d’au moins 24 heures pour autoriser ces dépenses.
Contrairement aux projets de loi 1 et 2 qui font l’objet d’un large consensus critique, le projet de loi 3 soulève des questions plus nuancées.
L’argument du Barreau : une paralysie face aux urgences
Selon le Barreau, la procédure imposée par les articles 7 et 9 créerait un délai minimal de 4 à 5 jours avant qu’un syndicat puisse contester une loi spéciale ou un décret. Pendant ce temps, le gouvernement pourrait adopter et appliquer immédiatement une loi sous bâillon.
Le Barreau craint que cette asymétrie n’affaiblisse structurellement la capacité des syndicats à agir comme contre-pouvoir. Il demande le retrait pur et simple de ces articles, sans proposer d’alternative spécifique dans son communiqué.
Un débat sur deux préoccupations légitimes
Le projet de loi 3 ne supprime pas les cotisations pour des activités de contestation judiciaire ou politique. Il les rend facultatives plutôt qu’obligatoires, et impose un vote au scrutin secret pour les autoriser. Le gouvernement estime que cette portion représenterait environ 3,5% à 4,5% des cotisations totales, soit environ 45 millions de dollars au Québec.
Cette approche répond à une préoccupation soulevée notamment par certains membres syndiqués : devraient-ils être forcés, via des cotisations obligatoires, de financer des contestations judiciaires ou des campagnes politiques qu’ils n’approuvent peut-être pas personnellement?
Par ailleurs, selon les critiques du fonctionnement syndical actuel, les pratiques démocratiques actuelles des syndicats comportent certaines limites : votes à main levée qui peuvent intimider les dissidents, quorum vérifié au début des assemblées mais qui peut s’éroder au fil des heures.
Le projet de loi 3 impose le scrutin secret pour certaines décisions majeures, une amélioration démocratique selon plusieurs observateurs. Mais le délai de 72 heures plus 24 heures crée-t-il un remède pire que le mal dans les moments d’urgence?
Réactions des acteurs
Les syndicats rejettent le projet
Les centrales syndicales maintiennent leur opposition totale au projet de loi 3. La Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ) a affirmé dans un communiqué du 29 octobre qu’elle « n’a pas de leçon à recevoir » en matière de démocratie interne.
Le Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec (SFPQ) a qualifié le projet de loi 3 de « dérive autoritaire » dans un communiqué du 29 octobre, rejoignant la position du Barreau sur ce point.
Le gouvernement maintient sa position
Le gouvernement réitère que le projet de loi 3 vise « à améliorer la transparence et la démocratie interne des syndicats ». Le cabinet du ministre du Travail Jean Boulet n’a pas indiqué s’il était ouvert à des amendements.
Le Barreau appelle au dialogue
Le bâtonnier Marcel-Olivier Nadeau a précisé dans le communiqué que l’intervention du Barreau vise à être constructive : « Nous voulons contribuer de manière constructive et non partisane à l’analyse et la bonification des projets de loi et des lois dans le respect de la souveraineté parlementaire. Notre mission nous pousse cependant à soutenir et défendre vigoureusement l’état de droit et dénoncer les dispositions législatives qui l’affaiblissent. »
Des pistes de compromis possibles
Face à cette impasse, des solutions intermédiaires pourraient concilier la protection des membres et la capacité d’action rapide des syndicats. Bien qu’aucun acteur n’ait officiellement proposé ces approches, plusieurs observateurs estiment qu’elles mériteraient d’être explorées.
Permettre l’action immédiate, mais avec validation rapide
Une première piste consisterait à laisser les syndicats agir immédiatement en situation d’urgence — par exemple face à une loi spéciale de retour au travail — mais en les obligeant à faire valider cette décision par leurs membres dans les deux semaines suivantes.
Concrètement, le syndicat pourrait engager des avocats et déposer une contestation dès le premier jour. Mais dans les 14 jours, il devrait tenir un vote au scrutin secret pour faire approuver cette dépense par ses membres.
Si les membres votent oui, tout est régularisé. Si les membres votent non, le syndicat devrait assumer lui-même les frais juridiques déjà engagés, sans toucher aux cotisations des membres.
Ce délai de 14 jours permettrait de tenir compte des réalités du terrain : pendant le temps des Fêtes, les vacances collectives dans la construction, ou d’autres périodes où beaucoup de travailleurs sont absents, il serait difficile d’obtenir un vote représentatif en 7 jours seulement.
Voter une fois par année sur une enveloppe budgétaire
Une deuxième approche permettrait aux membres de voter annuellement, au scrutin secret, sur un budget préapprouvé pour les contestations urgentes.
Par exemple, en septembre, les membres voteraient pour autoriser 500 000 dollars pour l’année à venir, en précisant clairement à quoi cet argent pourrait servir : contester des lois spéciales, des décrets affectant les droits de grève, des mesures touchant les conditions de travail, etc.
Une fois cette enveloppe approuvée par la majorité, le syndicat pourrait l’utiliser immédiatement en cas d’urgence, sans avoir à attendre 4 ou 5 jours pour organiser un nouveau vote. À la fin de l’année, un rapport détaillé expliquerait aux membres comment l’argent a été utilisé.
Combiner les deux approches
Les deux mécanismes pourraient même fonctionner ensemble : l’enveloppe annuelle couvrirait les situations prévisibles, tandis que l’exception d’urgence avec validation rapide (14 jours) servirait pour les dépenses imprévues ou dépassant le montant autorisé.
Cette combinaison offrirait une flexibilité maximale tout en maintenant un contrôle démocratique serré. Les dirigeants syndicaux ne pourraient pas abuser de l’exception d’urgence sans risquer d’en payer le prix financièrement, mais le syndicat ne serait jamais paralysé face à un abus gouvernemental.
Un débat qui survient en pleine crise de confiance
Cette sortie du Barreau survient dans un contexte de tensions entre le gouvernement Legault et plusieurs acteurs de la société civile. La loi 2 a été adoptée sous bâillon le 25 octobre, suscitant l’opposition des trois partis d’opposition.
Le Barreau rappelle qu’il avait lancé en septembre, conjointement avec la Chambre des notaires, une campagne de sensibilisation sur l’importance de l’état de droit, « en raison du contexte politique particulier observé aux États-Unis et ailleurs dans le monde ».
« Force est de constater que, depuis quelques semaines, les risques de dérive se sont accrus au Québec et que la simple conscientisation ne suffit plus », conclut le communiqué.


