Le président américain Donald Trump a qualifié de « génocide » les violences visant les chrétiens au Nigéria et menacé de couper l’aide au pays, voire d’envoyer des troupes. Abuja rejette fermement ces accusations, qualifiant la crise de conflit pour les ressources aggravé par le changement climatique. Le débat révèle une fracture profonde dans l’interprétation d’une violence qui a fait des milliers de morts en 2025.
« Une honte » et des menaces d’intervention
Lors d’une entrevue avec Fox News Radio le 22 novembre, Donald Trump n’a pas mâché ses mots concernant la situation au Nigéria. « Ils tuent des gens par milliers. C’est un génocide et je suis vraiment en colère à ce sujet (They’re killing people by the thousands. It’s a genocide and I’m really angry about it) », a déclaré le président américain, ajoutant que le gouvernement nigérian « n’a rien fait (has done nothing) » et que la situation était « une honte (a disgrace) ».
Cette déclaration intervient dans un contexte de violence extrême. Le 22 novembre, 303 élèves et 12 enseignants de l’école catholique St. Mary’s, dans l’État du Niger, ont été enlevés par des hommes armés, marquant l’un des pires enlèvements de masse de l’année. Quelques jours plus tôt, entre le 9 et le 11 novembre, au moins 20 chrétiens avaient été tués lors d’attaques coordonnées dans l’État de Taraba.
Trump avait déjà menacé début novembre d’envoyer des troupes américaines au Nigéria « avec force et sans retenue (guns-a-blazing) » si le gouvernement nigérian « continue de permettre le meurtre de chrétiens (continues to allow the murder of Christians) ». Il a ordonné au département de la Défense de préparer un éventuel plan d’action militaire.
Des chiffres accablants alimentent le débat
Plusieurs organisations non gouvernementales fournissent des statistiques alarmantes qui étayent l’utilisation du terme « génocide » par l’administration Trump. Selon Intersociety (Société internationale pour les libertés civiles et l’État de droit), plus de 7 000 chrétiens ont été tués entre janvier et juillet 2025 seulement, soit une moyenne d’environ 32 morts par jour.
Sur une période plus longue, l’organisation estime à environ 125 000 le nombre de chrétiens tués depuis 2009 en raison de leur foi. Environ 15 millions de personnes, majoritairement chrétiennes, ont été déplacées à l’intérieur du pays, et plus de 19 000 églises ainsi que 2 000 écoles chrétiennes auraient été détruites ou incendiées.
Au cours des deux premières années du mandat du président Bola Tinubu (2023-2025), au moins 10 217 personnes ont été tuées dans des attaques à travers le pays, selon Amnesty International. L’État de Benue, à majorité chrétienne, est le plus touché avec 6 896 morts et plus de 200 villages détruits.
Trois sources de violence distinctes
La violence au Nigéria provient de trois sources principales, selon les analystes. Les milices peules (Fulani), opérant dans la Ceinture médiane du pays, sont le groupe principalement cité dans les accusations de génocide. Ces éleveurs militants, désormais équipés d’armes de guerre comme des AK-47, attaquent les villages agricoles majoritairement chrétiens, tuent les habitants et occupent les terres. L’Observatoire pour la liberté religieuse en Afrique rapporte qu’entre 2019 et 2023, ces milices ont causé plus de morts civiles que Boko Haram et l’État islamique en Afrique de l’Ouest combinés.
Boko Haram, actif depuis 2009, connaît une résurgence inquiétante en 2025 sous un nouveau chef. En mai, le groupe a perpétré une attaque tuant près de 100 personnes dans l’État de Borno. L’État islamique en Afrique de l’Ouest (ISWAP), scission de Boko Haram depuis 2016, a intensifié ses opérations, attaquant 15 postes militaires entre janvier et juillet 2025. En novembre, ISWAP a tué le brigadier-général Samaila Uba lors d’une embuscade.
Parallèlement, une véritable industrie criminelle s’est développée. Selon le rapport SBM Intelligence publié en août, 4 722 personnes ont été enlevées contre rançon entre juillet 2024 et juin 2025, une augmentation de 144% par rapport à l’année précédente. Les rançons demandées totalisaient 48 milliards de nairas (environ 31 millions USD), bien que seulement 2,56 milliards aient été effectivement payés.
Le gouvernement nigérian réfute les allégations
Le gouvernement du président Tinubu rejette catégoriquement le terme « génocide ». Le ministre des Affaires étrangères Yusuf Maitama Tuggar a déclaré que « Le Nigéria est un pays profondément croyant, qui respecte la foi, la tolérance, la diversité et l’inclusion. (Nigeria is a God-fearing country that respects faith, tolerance, diversity and inclusion) ». Une délégation de haut niveau du gouvernement fédéral nigérian, conduite par le Conseiller à la sécurité nationale Nuhu Ribadu, en visite à Washington, le 23 novembre, a réfuté les allégations de génocide au Nigéria, soulignant que les attaques violentes touchent des familles et des communautés de toutes confessions et origines ethniques.
Abuja soutient que les violences sont principalement des « conflits entre agriculteurs et éleveurs (farmer-herder conflicts) » exacerbés par les changements climatiques et la désertification qui poussent les éleveurs nomades vers le sud. Le gouvernement fait valoir que des musulmans sont également victimes : les 25 lycéennes enlevées à Kebbi le 18 novembre étaient apparemment musulmanes.
Le président Tinubu a affirmé avoir « neutralisé » 13 000 combattants et arrêté 17 000 personnes depuis son arrivée au pouvoir en 2023. Il a également approuvé la création d’un corps national de gardes forestiers pour reprendre le contrôle des forêts occupées par les groupes armés, et envisage la mise en place d’une police communautaire.
Des défaillances sécuritaires dénoncées
L’armée nigériane, déployée dans deux tiers des États du pays, fait l’objet de critiques sévères. Des témoignages de survivants décrivent un schéma troublant : les soldats n’interviennent pas pendant les attaques, mais arrivent ensuite pour « contrôler le récit (control the narrative)», collecter les corps et parfois arrêter des villageois accusés de « propager de fausses informations (spreading false information) ».
Lors de l’attaque du village de Bindi le 15 juillet, plus de 100 assaillants ont tué au moins 27 civils alors que des soldats étaient stationnés à seulement trois kilomètres et n’ont pas répondu aux appels à l’aide. Franc Utoo, ancien conseiller du gouverneur de Benue, affirme que « l’armée a été infiltrée (the army has been infiltrated) » et que « certains officiers peuls tiraient en l’air pour signaler aux assaillants d’éviter leur position (some Fulani officers were firing into the air – signaling to the attackers to avoid their position) ».
En août 2025, le chef d’état-major de la Défense, le général Christopher Musa, a renommé l’Opération Safe Haven en « Opération Enduring Peace » et fixé un ultimatum de résultats d’ici décembre.
Un débat sémantique aux enjeux géopolitiques
Le cœur du débat porte sur la nature des violences : s’agit-il d’un génocide religieux ou d’un conflit pour les ressources ?
Les organisations comme Genocide Watch et Intersociety soulignent le ciblage systématique de communautés chrétiennes, la destruction d’églises et d’écoles, et l’occupation permanente des terres après les attaques comme preuves d’une « intention génocidaire ». Ces groupes affirment que le « narratif climatique » masque une campagne délibérée d’épuration ethnoreligieuse.
D’autres analystes rejettent cette interprétation. Bulama Bukarti, avocat nigérian spécialisé en droits humains, estime que les propos de Trump « simplifient dangereusement la crise sécuritaire complexe du Nigéria ». Nnamdi Obasi, conseiller principal à l’International Crisis Group, reconnaît que des violences confessionnelles existent, mais souligne que « dans la plupart des régions du pays, chrétiens et musulmans coexistent pacifiquement » et que « les affirmations de persécution généralisée sont considérablement exagérées ». Olajumoke Ayandele, professeure au Center for Global Affairs de l’Université de New York, affirme que le pays connaît « des tueries de masse qui ne ciblent pas un groupe spécifique (mass killings, which are not targeted against a specific group) ».
Certains Nigérians accusent également des groupes américains d’instrumentaliser la crise pour influencer les relations bilatérales. Le débat révèle des fractures profondes non seulement sur la nature du conflit, mais aussi sur le rôle que les puissances étrangères devraient jouer dans sa résolution.
Au-delà de la bataille de mots, une réalité demeure : des villages sont rasés, des églises et des mosquées brûlées, des enfants enlevés, des familles entières déplacées. Qu’on parle de « génocide », de « massacres de masse » ou de « conflit pour les ressources », l’enjeu immédiat n’est pas tant de trancher un concept juridique que de sauver des vies, protéger les civils et empêcher les groupes armés de continuer à frapper en toute impunité.
Pour l’instant, ni les autorités nigérianes, ni leurs partenaires internationaux ne sont parvenus à offrir aux populations prises au piège autre chose que des déclarations indignées et des promesses de coopération sécuritaire. Sur le terrain, les communautés, elles, continuent d’enterrer leurs morts en attendant que les grandes puissances et Abuja transforment enfin les mots en actes.


