L’ancien premier ministre livre un réquisitoire sans détour contre le protectionnisme américain devant plus de 400 délégués à Saskatoon.
Dans une sortie remarquée qui a fait sensation lors d’une conférence sur les relations canado-américaines à Saskatoon le 28 juillet, Stephen Harper n’y est pas allé de main morte. L’ancien premier ministre conservateur, habituellement mesuré dans ses propos, a livré une critique cinglante de la direction protectionniste prise par l’administration Trump tout en dénonçant également la politique énergétique canadienne actuelle.
Un revirement spectaculaire
Harper, qui se décrit comme « probablement le premier ministre canadien le plus pro-américain de l’histoire », a admis un revirement complet dans ses conseils au gouvernement fédéral. « Si, il y a un an, le gouvernement m’avait demandé : « Le président Trump arrive, il parle de grands défis commerciaux, de tarifs douaniers liés à l’ACEUM — que conseilleriez-vous ? », j’aurais répondu à l’époque : c’est une réelle opportunité pour le Canada d’approfondir véritablement son partenariat économique et sécuritaire avec les États-Unis », a-t-il expliqué.
Mais la donne a changé. « Cependant, quand ce gouvernement m’a effectivement demandé mon avis il y a quelques semaines, mon avis était l’exact opposé ».
Le protectionnisme, une « failed economic policy »
L’économiste de formation n’a pas mâché ses mots concernant les dérives protectionnistes. « Le protectionnisme généralisé… l’idée d’utiliser des barrières tarifaires pour augmenter les revenus et relocaliser — relocaliser complètement des industries — c’est une politique économique ratée partout où elle a été tentée ». Harper, qui est spécialiste en politique fiscale et histoire économique, puise dans son expertise pour dénoncer cette approche qu’il juge vouée à l’échec.
Il reconnaît néanmoins certains défis légitimes : « Quand le président Trump dit que certaines relations commerciales doivent être corrigées, que des considérations de sécurité nationale doivent être prises en compte, et notamment ce qui concerne la Chine… tout cela est vrai ». Le problème chinois, notamment, reste un enjeu de taille que Harper n’hésite pas à qualifier d’erreur historique.
La Chine : l’erreur du siècle
Sur la question chinoise, l’ancien premier ministre livre une analyse sans concession. L’admission de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce constitue, selon lui, « la plus infâme » des erreurs. « La Chine [a été] autorisée à mener, au nom du libre-échange, une politique commerciale néo-mercantiliste », dénonce-t-il. Cette politique « n’a jamais eu pour but les bénéfices mutuels du libre-échange ; elle visait à accumuler des excédents aux dépens des autres pays et à les utiliser à des fins géostratégiques ».
Le constat est accablant : « Quand ils peuvent nous vendre leurs produits et que nous, nous pouvons à peine leur vendre les nôtres, ce n’est pas un accord commercial libéralisé. C’est une erreur monumentale ».
Les États-Unis ne peuvent pas se battre contre 200 pays à la fois
Harper met en garde contre la tentation américaine de l’unilatéralisme. « L’administration Trump a entièrement raison de vouloir régler certains de ses problèmes commerciaux, mais déclarer une guerre commerciale à 200 autres pays en même temps ? Franchement. Ce n’est pas comme ça qu’on fait avancer les choses sur le long terme ».
Cette critique s’accompagne d’une mise en garde sur la perception erronée que « tout le monde a besoin de l’Amérique, mais l’Amérique n’a besoin de personne. Et je vous le dis, ce n’est pas vrai. Ce n’est tout simplement pas vrai. ».
Le Canada trop dépendant des États-Unis
L’analyse de Harper sur la dépendance canadienne est particulièrement frappante. L’ancien premier ministre, qui évolue maintenant dans le monde des affaires, estime que le Canada a concentré de manière excessive ses relations économiques avec son voisin du sud : « Le Canada a été — pour reprendre un terme du monde des affaires, et je travaille désormais dans le secteur de l’investissement — massivement surexposé aux États-Unis, et rien ne justifie cela ». Cette dépendance excessive se manifeste notamment dans le secteur énergétique, où Harper déplore que « nous vous vendons notre énergie à un prix mondial réduit — ce qui est tout simplement stupide de notre part, mais c’est ce que nous faisons ».
Un conseil qui circule dans toutes les capitales alliées
Selon Harper, ce même avertissement est partagé à travers le monde occidental : « Je peux vous dire que c’est exactement le conseil que reçoivent toutes les capitales alliées, de la part de gens comme moi qu’elles consultent. » Partout, le même mot d’ordre revient : diversifier les échanges pour éviter une dépendance excessive aux États-Unis.
Poutine : le « méchant de James Bond » de la vraie vie
Dans un passage savoureux, Harper livre ses impressions sur Vladimir Poutine, qu’il qualifie de « méchant de James Bond dans la vraie vie ». « Vladimir Poutine est très intelligent. Il est très travailleur. Il est extrêmement discipliné… Et c’est un véritable expert en psychologie », analyse l’ancien premier ministre, avant d’ajouter : « Le problème, cependant — et c’est un gros problème —, c’est que c’est un homme malfaisant ».
Harper raconte également que vers la fin de son mandat, il avait pris l’habitude de confronter directement Poutine lors de leurs échanges privés à propos de son cynisme, sa brutalité et sa volonté de domination : « Vers la fin, je le confrontais sans relâche en privé sur ces sujets et je voyais que ça le mettait franchement hors de lui. J’avoue que j’y prenais un certain plaisir. ».
L’Inde : le pari gagnant face à la Chine
Optimiste sur l’avenir de l’Inde, Harper maintient une position qu’il défend depuis 20 ans : « Je le dis depuis 20 ans, et je continue de le dire : il y a 20 ans, j’étais minoritaire en pensant cela, je le suis un peu moins aujourd’hui… L’Inde est, à mes yeux, un meilleur pari à long terme que la Chine, parce que les démocraties produisent une croissance plus équilibrée, plus inclusive et plus durable ».
Harper illustre cette montée en puissance par une anecdote révélatrice : présent au fastueux mariage Ambani, il s’est retrouvé entouré, selon ses mots, de « toutes les vedettes de Bollywood dont [il avait] déjà entendu parler ». Un moment qui, dit-il, témoigne du changement de stature de l’Inde en deux décennies.
Un avertissement pour l’avenir
La conclusion de Harper est sans appel : « cette orientation, en réalité, affaiblira le monde libre plus qu’elle ne le renforcera et je crois qu’elle affaiblira les États-Unis eux-mêmes à long terme ». Pour quelqu’un qui fut le premier ministre le plus pro-américain de l’histoire canadienne, l’avertissement a de quoi faire réfléchir.
Le libre-échange, pierre angulaire de la prospérité d’après-guerre, se trouve aujourd’hui menacé par les mêmes pays qui l’ont historiquement défendu. Harper a eu le mérite de dire tout haut ce que beaucoup pensent tout bas : le protectionnisme généralisé mène à l’impasse.
La conférence s’est tenue devant plus de 400 délégués élus provenant de 11 États américains et de quatre provinces canadiennes, incluant des ambassadeurs, des ministres et des législateurs, dans le cadre d’un événement consacré aux relations canado-américaines.