Un réseau d’ingérence étrangère et de blanchiment d’argent impliquant des millions de dollars en argent comptant a transformé l’Île-du-Prince-Édouard (Î.-P.-É.) en « base d’opérations avancée » pour le Parti communiste chinois, selon les conclusions explosives d’une enquête de deux ans présentées à Ottawa le 8 octobre 2025.
Garry Clement, ancien directeur national de l’Initiative intégrée de contrôle des produits de la criminalité de la GRC, a dévoilé les résultats d’une investigation portant sur l’organisation bouddhiste Bliss and Wisdom et ses liens présumés avec le gouvernement chinois. Accompagné de Wayne Easter, ancien solliciteur général du Canada (l’équivalent de l’actuel ministre de la Sécurité publique), du député indépendant Kevin Vuong, de l’éditeur Dean Baxendale et du lieutenant-général à la retraite Christopher Coates, Clement a décrit une opération sophistiquée de « blanchiment d’argent, corruption et capture des élites aux plus hauts niveaux ».
Des millions en billets neufs et consécutifs
L’enquête a révélé que des sommes massives en argent comptant affluaient vers la province insulaire depuis des années. « L’une des choses que nous avons pu vérifier, c’est que les sommes d’argent qui entraient dans la province étaient entièrement en espèces, des billets consécutifs de 100 $, tout neufs, pour des montants de plusieurs centaines de milliers de dollars en un week-end » a expliqué Clement. Ces transactions, toutes effectuées en billets de 100 $ neufs aux numéros de série consécutifs, auraient totalisé des millions de dollars depuis l’arrivée du monastère Bliss and Wisdom à l’Î.-P.-É. en 2008.
L’ancien enquêteur a souligné que le monastère a établi un réseau de sociétés qui ressemble à celui utilisé par le crime organisé pour camoufler l’origine de l’argent. « Ce monastère, si vous le regardez du point de vue d’un Dalaï Lama, vous ne vous attendriez pas à trouver des sociétés, des transferts de terres, des retournements de terres et des citoyens payés sous la table en espèces pour des résidences et des propriétés, » a-t-il affirmé. Selon Clement, le maître Jin Yan, qui dirige les opérations dans la province, serait directement lié au Parti communiste chinois.
Un programme d’immigration détourné
Dean Baxendale, coauteur du livre Canada Under Siege, a détaillé comment le Programme des candidats des provinces — un programme d’immigration qui permet aux provinces de sélectionner des immigrants selon leurs besoins économiques — a été exploité pour faciliter l’immigration rapide sans vérifications suffisantes. L’enquête documente comment un hôtel de l’Î.-P.-É. a hébergé plus de 500 ressortissants chinois tentant de récupérer leurs dépôts de résidence de 25 000 $, tous utilisant l’hôtel comme adresse de domicile.
« Nous explorons comment un hôtel a hébergé plus de 500 ressortissants chinois, tous prétendument en quête de récupérer leurs dépôts de résidence de 25 000 $, alors qu’ils résidaient dans un seul hôtel. Les propriétaires ont été poursuivis par l’ASFC, mais le procès a été clos par le gouvernement fédéral lui-même, » a révélé Baxendale. L’investigation a également examiné des témoignages liés au mouvement de plus d’un milliard de dollars vers l’Île-du-Prince-Édouard et d’autres provinces, avec des tactiques ressemblant au « modèle de Vancouver » — une méthode de blanchiment d’argent transnational documentée en Colombie-Britannique où l’argent du crime organisé chinois est blanchi à travers l’immobilier et les casinos.
Des politiciens et institutions infiltrés
Selon les enquêteurs, l’infiltration s’étend aux institutions canadiennes et aux partis politiques aux niveaux municipal, provincial et fédéral par des acteurs liés au Département du travail du front uni du Parti communiste chinois — l’agence responsable des opérations d’influence à l’étranger — et au Ministère de la Sécurité d’État, l’agence d’espionnage chinoise. « Ce que nous avons découvert, ce sont des signes évidents de capture par l’élite, de surveillance défaillante et d’infiltration des institutions et des partis politiques canadiens aux niveaux municipal, provincial et fédéral, » a déclaré Baxendale.
Par « capture des élites », les enquêteurs désignent le processus par lequel des agents étrangers gagnent l’influence ou le contrôle de personnalités politiques, économiques ou médiatiques importantes. Les dons politiques provenant de membres de groupes criminels organisés auraient influencé la prise de décision politique au fil des ans.
Le journaliste d’enquête Sam Cooper, présent à la conférence de presse, a établi des parallèles avec ses propres découvertes sur la côte ouest canadienne et les opérations similaires aux États-Unis. « Les tendances qu’ils ont révélées à l’Île-du-Prince-Édouard sont très similaires à celles qui ont été révélées en Oklahoma, dans le Maine et partout aux États-Unis, » a-t-il souligné.
Près de 7 000 hectares acquis
Un groupe de citoyens estime que Bliss and Wisdom et ses filiales ont acquis plus de 17 000 acres de terrain dans la province — soit environ 6 880 hectares, l’équivalent de presque 10 000 terrains de football — contrevenant à la législation provinciale sur la protection des terres. Le gouvernement provincial a lancé une enquête sur les avoirs fonciers du groupe en février 2025.
Les registres provinciaux montrent toutefois que les deux organisations principales — Great Enlightenment Buddhist Institute Society (GEBIS) et Great Wisdom Buddhist Institute (GWBI) — sont bien en deçà de la limite de 3 000 acres (environ 1 214 hectares) pour les sociétés, GEBIS possédant environ 580 acres et GWBI environ 663 acres. Les déclarations fiscales de bienfaisance des deux sociétés montrent qu’elles ont déclaré un total combiné de 161 millions de dollars d’actifs en 2023, incluant 78 millions de dollars en terrains et bâtiments.
La difficulté à tracer les avoirs fonciers provient du fait qu’une grande partie des terres achetées par Bliss and Wisdom appartient à des membres individuels de l’organisation, ce qui complique le portrait global.
Appel à une enquête publique fédérale
Wayne Easter, qui a représenté la circonscription de Malpeque à l’Î.-P.-É. pendant 28 ans, a réclamé une enquête publique fédérale. « Il n’y a qu’une seule véritable façon de comprendre ce qui se passe, et ce serait une enquête publique fédérale, » a-t-il affirmé. Easter a souligné qu’une enquête provinciale serait insuffisante en raison des nombreuses interconnexions au sein de l’Île-du-Prince-Édouard.
« Et il faudrait une enquête publique fédérale qui puisse assigner des témoins, retracer des comptes bancaires, faire venir des gens à l’échelle internationale pour aller au fond de cette affaire, » a-t-il expliqué. Une telle enquête aurait le pouvoir d’assigner des témoins à comparaître sous serment, de retracer les mouvements d’argent dans les comptes bancaires et de convoquer des témoins à l’étranger.
L’ancien solliciteur général a mentionné plusieurs rapports parlementaires et la commission Hogue — qui enquête sur l’ingérence étrangère dans les élections — qui examinent tous l’implication de la Chine au Canada, suggérant que l’opération à l’Î.-P.-É. pourrait servir de tremplin pour s’étendre vers d’autres régions du pays.
Des menaces convergentes pour la sécurité nationale
Le lieutenant-général à la retraite Christopher Coates a placé l’affaire dans un contexte de sécurité nationale plus large. « Comme l’a souligné la direction du SCRS dans son rapport de 2024, les menaces globales à la sécurité nationale du Canada ont augmenté et se sont intensifiées. Plus important encore, le SCRS partage l’avis des agences de renseignement américaines et britanniques selon lequel jamais, dans notre histoire commune, nous n’avons été confrontés simultanément à des menaces d’une telle ampleur, » a-t-il déclaré.
Coates a souligné que ces menaces de sécurité nationale incluent l’ingérence étrangère dans les élections, mais s’étendent bien au-delà dans le tissu quotidien de la société canadienne. « Ces menaces ont convergé avec les cartels et les organisations terroristes, créant un mélange de plus en plus dangereux qui associe menaces transnationales et crime organisé, » a-t-il averti.
Un registre des agents étrangers toujours en attente
Kevin Vuong a souligné lors de la conférence de presse que 476 jours se sont écoulés depuis que le projet de loi C-70, une loi concernant la lutte contre l’ingérence étrangère, a reçu la sanction royale (adoption finale) le 20 juin 2024. Le projet de loi prévoyait notamment la création d’un registre des agents étrangers — un registre obligatoire où toute personne travaillant pour le compte d’un gouvernement étranger doit s’inscrire publiquement.
« Les États-Unis en ont un depuis 1938 et l’Australie depuis 2018. Mais près d’un an et demi après avoir adopté la législation requise, les Canadiens attendent toujours que le gouvernement fédéral agisse, » a-t-il déploré. « Le Parlement a fait son travail, et la création du registre est un simple décret, une mesure qui peut être prise d’un trait de plume. Et pourtant, 476 jours plus tard, nous attendons toujours, » a ajouté Vuong. Le décret n’a toujours pas été adopté par le gouvernement.
Entre 45 et 115 milliards blanchis annuellement
Coates a également évoqué l’échec de mettre en œuvre un registre fédéral des bénéficiaires effectifs — un registre qui identifierait les véritables propriétaires derrière les sociétés écrans — contribuant au blanchiment annuel de 45 à 115 milliards de dollars au Canada. Il a mentionné le projet de loi C-2, la Loi sur la sécurisation des frontières, qui vise à répondre aux défis de sécurité nationale, mais qui n’a pas encore franchi la deuxième lecture au Parlement.
« Même une fois adopté, le projet de loi C-2 se concentre sur la frontière canado-américaine et ne s’attaquera pas à la répression transnationale, au financement illicite, au contrôle des investissements, aux normes cybernétiques et aux rapports d’incidents, ni à de nombreuses autres vulnérabilités en matière de sécurité nationale, » a-t-il prévenu. La répression transnationale désigne les efforts d’un gouvernement pour intimider, harceler ou faire taire ses citoyens vivant à l’étranger.
L’ancien militaire a insisté sur le fait que le système juridique canadien ne protège pas adéquatement les renseignements de manière à permettre la poursuite des dossiers devant les tribunaux, notamment en raison des règles de divulgation Stinchcombe — qui obligent la Couronne à divulguer toute sa preuve à la défense — et des délais Jordan — qui limitent la durée des procès.
Les obstacles juridiques mentionnés par Coates protègent les citoyens contre les abus de pouvoir. Ces protections constitutionnelles visent à garantir des procès équitables et à éviter que des personnes innocentes soient accusées à tort ou détenues indéfiniment. Le défi consiste donc à renforcer les outils d’enquête sur le crime organisé transnational et le blanchiment d’argent sans éroder ces garanties qui définissent une démocratie.
Une communauté divisée
L’organisation Bliss and Wisdom, fondée à Taïwan en 1991 par le Maître Jih-Chang, est dirigée depuis 2004 par le Maître Zhen-Ru, qui n’est toutefois pas reconnue par le Dalaï-lama, le chef spirituel du bouddhisme tibétain. Kelsang Gyaltsen, représentant officiel du Dalaï-lama à Taïwan, a déclaré que « Zhen-Ru est un laïc qui n’a pas reçu l’ordination monastique. Une personne sans ordination formelle ni formation aux préceptes ne peut être reconnue comme chef de la communauté monastique ».
L’organisation compte environ 700 moines du Great Enlightenment Buddhist Institute Society et 600 nonnes du Great Wisdom Buddhist Institute à l’Î.-P.-É. Une rencontre publique en juin 2025 au Centre des congrès de l’Î.-P.-É. à Charlottetown a attiré environ 250 personnes, plusieurs réclamant une enquête publique sur les liens possibles du groupe avec le gouvernement chinois.
Les enquêteurs affirment que leurs découvertes ne concernent pas seulement une province. « Il s’agit d’une incapacité systémique à détecter et à dissuader les opérations étrangères secrètes, et de ce qui se passe lorsque la complaisance se substitue à la stratégie. Les institutions démocratiques canadiennes sont mises à l’épreuve, non pas par des chars ou des avions de guerre, mais par le capital, la manipulation des politiques et le silence, » a conclu Baxendale. Les institutions démocratiques canadiennes seraient donc menacées non pas par une invasion militaire traditionnelle, mais par l’argent, la manipulation politique et le silence complice des autorités.