Il m’arrive de plus en plus souvent, comme je l’ai déjà écrit, de me lever avec la sensation que le Québec vit en dehors de lui-même. Comme si la nation que nous sommes n’était plus tout à fait ce que nous croyions connaître, mais une sorte de décor mouvant où les repères changent plus vite que notre capacité de les nommer.
Je ne crois pas me tromper en disant que nous traversons une crise identitaire, non pas nécessairement brutale, mais du moins rampante : une crise qui nous érode, nous effrite et qui nous dissout. Une crise tellement diffuse que beaucoup prétendent, ou préfèrent, ne pas la voir, alors qu’elle se déploie sous leurs yeux.
Dans ce climat et dans l’actualité, le mot « souveraineté » flotte aujourd’hui comme un vestige, une relique d’un autre temps. Nous l’invoquons encore, de plus en plus même, mais souvent machinalement, comme on répète un refrain dont on a oublié la signification profonde.
Jamais nous n’avons parlé aussi souvent d’indépendance tout en agissant comme si nous étions incapables d’assumer la moindre autonomie réelle. Politiquement, Ottawa commande, règle, décide, certes, mais nous comptons les impacts en hochant la tête comme un peuple qui n’ose plus se fâcher. Institutionnellement, nous confondons l’État avec la nation, l’administration avec la culture, le travail avec l’identité. Et culturellement, et c’est le plus inquiétant, nous avons remplacé la fierté par la culpabilité, et la transmission par la suspicion.
Il y a là un paradoxe inquiétant : un peuple qui craint son propre passé, et sa propre réalité, ne peut affronter son avenir. Un peuple qui regarde son histoire avec gêne est un peuple qui s’apprête à la perdre. Et c’est précisément ce que nous vivons.
Bien que le Parti Québécois soit favori pour les prochaines élections de 2026, il illustre malgré lui ce paradoxe. Le PQ rêve encore de pays, mais d’un pays conçu comme un ministère élargi : plus de programmes, plus de fonctionnaires, plus d’État — toujours plus d’interventionnisme— comme si la souveraineté consistait à changer la signature du détenteur sur le formulaire. Quoi qu’on en dise, ce n’est pas de libération dont il est question, c’est encore de gestion. Ce n’est pas un projet de peuple adulte, mais un projet de population sous tutelle. On veut tout simplement troquer l’ambition nationale par un autre réflexe conditionné et administratif.
Dans ce vide culturel, une autre force a avancé, silencieusement, mais implacablement : le wokisme institutionnalisé. Cette idéologie, née de préoccupations légitimes, se révèle incapable de se contenir. Elle s’est autonomisée, comme un logiciel d’IA devenu conscient de lui-même, et elle s’est arrogé un pouvoir moral que personne ne lui a donné, et elle est aujourd’hui partout : dans les médias, à la radio, dans les syndicats, les ministères…Et elle redéfinit la normalité. Elle multiplie les interdits et elle requalifie le réel selon ses préférences doctrinales.
On en voit les manifestations : l’hypersexualisation déguisée en art contemporain; les camps d’été idéologisés pour enfants; les curriculums scolaires réécrits pour y insérer une vision du monde qui n’a rien de neutre; le bannissement des livres historiques; les transitions de genre recommandées à des mineurs qui n’ont pas encore consolidé leur identité de base, etc.
On peut fermer les yeux, mais la réalité ne s’efface pas.
Il faut dire les choses clairement et sans fioritures: une société qui renonce à protéger l’enfance renonce à se protéger elle-même.
Ce glissement idéologique ne se déroule pas en vase clos. Il s’inscrit dans un contexte encore plus large : une transformation démographique sans précédent, imposée par Ottawa, sans consultation, sans dialogue, sans considération pour les fragilités d’un peuple minoritaire comme celui du Québec.
Il ne s’agit pas d’opposer les uns aux autres, mais de comprendre un mécanisme sociologique simple : plus une société est déstabilisée intérieurement, plus la moindre pression externe agit comme un verdict décisif. L’immigration massive n’est pas seulement une statistique, elle devient un choc culturel lorsque, simultanément, une idéologie dominante déconstruit les repères sociaux qui permettaient l’intégration réelle.
Le Québec traverse donc deux crises en même temps : une crise démographique, et
une crise civilisationnelle.
Les chiffres, eux, et ce, peu importe les sobriquets employés, ne discutent pas : 560 000 résidents non permanents en deux ans au Québec, plus de 3 millions au pays, un rythme qui redessine la carte culturelle plus vite que notre capacité à offrir un horizon commun.
Dans un contexte de nation minoritaire comme la nôtre : fragile, constamment sommée de s’excuser d’exister depuis 1763, c’est mortel.
Et devant ces transformations, les Québécois qui osent formuler des inquiétudes se voient rapidement rappelés à l’ordre moral. Le lexique punitif se déploie : phobie, privilège blanc, racisme systémique, intolérance. C’est un langage conçu pour culpabiliser, pour intimider, pour neutraliser la conscience nationale. Mais pour qui et pourquoi ?
Et beaucoup s’y soumettent, non pas par conviction, mais par lassitude. Il est plus facile de se taire que d’affronter l’arsenal moraliste de l’époque.
Pendant ce temps, nos institutions s’effondrent lentement. Le réseau de santé est un champ de ruines administratif. L’école devient un lieu de gestion sociale plutôt qu’un lieu de savoir. La justice déborde. Les services publics, jadis fierté collective, sont devenus synonymes d’attente, d’inefficacité, pour ne pas dire : d’humiliation internationale.
Nous vivons un paradoxe puérile où, jamais, l’État n’a été aussi gros tout en étant aussi absent, là où il est nécessaire. Il a pris le pouvoir moral, mais il a abandonné le pouvoir concret.
Et cette dérive s’accompagne d’un autre phénomène, moins visible, mais tout aussi corrosif : l’érosion silencieuse du sens. Le sens du travail, de la communauté, de la transmission, de la famille, et de la continuité historique.
Nous avons remplacé tout cela par l’écran des nouvelles de 18h, par l’instant futile, par la distraction permanente. Nous vivons dans une société où l’anxiété devient presque un rite d’initiation, où les jeunes se fabriquent eux-mêmes dans un univers numérique qui nie leurs limites psychologiques, où l’identité n’est plus un ancrage, mais un costume interchangeable.
Nous ne sommes plus dans une société qui “forme” ses membres, mais dans une société qui “gère” leurs symptômes. Et à travers tout cela, il faut se le dire sans illusion:
une société qui refuse de se reconnaître n’a plus la force de se défendre.
Ce n’est pas une condamnation gratuite. C’est une vérité anthropologique…
Si l’on pousse la réflexion un peu plus loin, j’en viens à croire que la crise que nous traversons dépasse ce que la simple politique peut capturer. Elle relève d’un phénomène plus profond, soit la dissolution du réel.
Le réel n’est plus ce qui est, mais ce qu’on accepte qu’il soit. L’objectivité devient une opinion parmi d’autres, la vérité : une construction discutable, et les faits, eux-mêmes : une matière malléable selon le narratif prescrit.
Nous vivons dans un monde où l’on conteste non seulement les interprétations du réel, mais le réel lui-même.
C’est là, peut-être, la grande rupture de notre époque.
Pendant des siècles, les sociétés occidentales, y compris le Québec, se sont construites sur un rapport exigeant à la vérité. Non pas une vérité parfaite ou absolue, mais une vérité suffisamment stable pour servir de fondation. Or, nous avons basculé dans une ère où la vérité est devenue optionnelle, négociable, interchangeable, sur des bases purement idéologiques. Et ce relativisme généralisé ne fait malheureusement pas office de neutralité : il désarme les peuples et les fragilise. Il les laisse vulnérables à toutes les formes de manipulation, volontaire ou non.
Résultat : quand tout se vaut, plus rien ne tient.
Et quand plus rien ne tient, les sociétés se réfugient dans la moralisation compensatoire.
Et c’est exactement ce que nous observons actuellement : notre incapacité à définir objectivement le bien ou le vrai se transforme en une obsession du “bien paraître moral”. Nous jugeons moins les actes que les intentions supposées, pardonnons moins les fautes que les appartenances, et nous justifions moins les idées que les postures promues.
Cela crée une culture où l’accusation devient une argumentation, où l’émotion devient un critère politique et où la dénonciation remplace la réflexion. Et au Québec, cette dynamique prend une ampleur particulière parce que notre histoire est traversée par une tension constante entre affirmation et culpabilité. Nous oscillons inéluctablement, voir historiquement, d’un extrême à l’autre : d’un côté l’orgueil national, de l’autre la crainte de déranger. Et aujourd’hui, c’est cette seconde pulsion qui domine.
Nous sommes devenus un peuple qui demande pardon avant même d’avoir parlé.
Il faut le dire sans modération, une société qui s’excuse d’elle-même ouvre toutes les portes à la dépossession. À commencer par la dépossession symbolique, ce moment où les individus n’arrivent plus à se percevoir comme les héritiers d’une histoire, mais seulement comme les utilisateurs temporaires d’un simple territoire.
Le Québec, qui a longtemps été une société de continuité, se transforme tranquillement en une société d’occupation éphémère, où chacun vit dans sa bulle, sans se sentir responsable de la trajectoire collective.
Ce déclin du sentiment d’appartenance est loin d’être anodin. Quand les individus cessent de s’identifier à une communauté historique, ils deviennent sensibles à toutes les identités de remplacement : identités politiques, identités militantes et identités post-nationalistes.
La nation n’est plus le cadre naturel de la vie commune, mais un concept parmi d’autres, souvent tristement perçu comme suspect, trop exigeant, trop “populiste”.
La conséquence? Une société désinstitutionnalisée que l’on tolère timidement, tant qu’elle ne dérange pas trop nos préférences individuelles, mais qui impose quand même ses dogmes auxquels on se plie mécaniquement pour ne pas faire de vague.
Ce n’est pas un hasard si tout arrive en même temps. Tout provient de la même source : la perte d’un centre moral commun. Et aucune société ne peut survivre longtemps sans centre.
Les sociétés peuvent tolérer la diversité des opinions, mais pas l’absence de repères.
Ce centre moral commun ne doit pas être dogmatique, nécessairement. Mais il doit être vertical. Il doit être structurant. Il doit offrir une hiérarchie des valeurs, sans quoi tout se retrouve au même niveau. Et quand tout est au même niveau, la société ne sait plus distinguer le trivial de l’essentiel.
Voilà pourquoi nous débattons plus souvent du prénom de la mascotte d’une nouvelle équipe de hockey de la LNH, aux États-Unis, que d’un système de santé qui agonise. Voilà pourquoi nous parvenons à mobiliser des foules pour des causes symboliques, mais jamais pour des causes vitales. Et voilà pourquoi, et surtout, nous nous indignons d’un mot mal choisi, ou du titre d’un livre, mais jamais d’un enfant en difficultés scolaires sans accès à un orthophoniste.
Nous avons simplement perdu le sens de la gravité.
Et ce manque de gravité se reflète dans notre rapport au temps. Nous vivons dans un présent perpétuel, un présent qui annule le passé et rend l’avenir indistinct. Les sociétés qui n’ont plus de mémoire n’ont plus de projet. Elles se contentent de chercher le confort immédiat, la gratification instantanée, la validation sociale, sans jamais porter son attention sur sa réalité quotidienne intrinsèque.
Ce phénomène, le théoricien Tocqueville l’avait vu venir : il annonçait un monde où les citoyens se replieraient sur des plaisirs privés, sous un État qui deviendrait une sorte de tutelle douce, mais avilissante.
Et nous y sommes. Ce n’est pas la tyrannie qui nous guette, mais la démocratie anesthésiée, sédatée, et même, dirais-je : somnambule.
Or, une société somnambule ne peut pas défendre ce qui la dépasse.
C’est pourquoi le débat identitaire nous échappe souvent : il exige une conscience historique que nous n’avons plus; il exige une projection vers l’avenir que nous ne savons plus faire; et il exige une discipline morale que nous évitons.
C’est plus facile, beaucoup plus facile, de déléguer notre continuité nationale à quelqu’un d’autre comme l’État ou les « experts », que d’assumer nous-mêmes cette responsabilité.
Même si, historiquement, aucune société n’a survécu longtemps en sous-traitant son destin.
Et plus le temps passe, plus le phénomène de la déresponsabilisation des élites prend le même chemin, se protégeant, de manière servile, derrière la technocratie. Dès qu’un enjeu devient sensible, il est transféré à un comité, une firme-conseil, une agence, à un consortium, à un organisme. Les décisions sont diluées dans des structures anonymes.
Ainsi, personne n’est responsable, personne n’est coupable et personne n’assume.
Cette déresponsabilisation crée un espace mortifère où le pouvoir continue d’exister, mais sans visage, sous forme de gouvernance désincarnée. Une autorité abstraite. Une verticalité fantôme, où le citoyen ne sait plus qui décide et souvent, ceux qui décident ne savent plus ce qu’ils décident.
La boucle est bouclée.
C’est l’ère du pilotage automatique. L’ère du « on construit l’avion en plein vol ».
Et dans cette construction improvisée, la société suit sa pente naturelle : une pente de fragmentation, de repli, de décrochage civique, vivant dans un monde où l’idée même de communauté s’effrite. Le voisin n’est plus un semblable; c’est un inconnu. La rue n’est plus un espace commun; c’est un simple corridor.
La ville n’est plus qu’une juxtaposition d’individus qui cohabitent sans jamais vraiment habiter ensemble.
Voilà pourquoi il faut dire les choses clairement : le Québec a besoin d’une refonte morale, culturelle, mais surtout une refonte de son rapport à lui-même.
Cette refonte ne viendra pas de l’État, elle viendra de son introspection lucide et sans filtre. Elle viendra le jour où nous accepterons la réalité telle qu’elle est, et non telle que nos illusions la rêvent.
Elle viendra quand nous arrêterons de nous excuser d’être ce que nous sommes individuellement et collectivement. Quand nous comprendrons que la continuité nationale est une responsabilité quotidienne pour tous, et non pas un slogan sur une pancarte ni dans un concours de qui est le plus vertueux d’entre tous.
Parce qu’au fond, tout se résume à cela. Non pas exister par inertie. Non pas exister par habitude.
Mais exister par volonté.


