La mobilité sociale, cette capacité à améliorer sa qualité de vie au cours de sa vie ou entre générations, est depuis longtemps au cœur du projet canadien. Elle incarne cette promesse informelle, mais forte selon laquelle « suivre les règles » et « faire ce qu’il faut » permettrait d’atteindre une vie meilleure. Pour les jeunes, elle incarne l’espoir d’un avenir plus prospère que celui de leurs parents, grâce à l’éducation, au travail et à l’effort.
Mais cette promesse pourrait bientôt n’être plus qu’un lointain souvenir, selon un rapport alarmant publié par Horizons de politiques Canada, le centre d’excellence en prospective du gouvernement fédéral.
Un scénario dystopique pour 2040
Le rapport « Vies futures : mobilité sociale en question » dresse un portrait inquiétant du Canada en 2040, où la mobilité sociale ascendante serait « quasiment inexistante » et où « pratiquement personne ne croit qu’il ou elle peut construire une vie meilleure pour soi-même ou ses enfants par ses propres moyens ».
Ce scénario, bien que présenté comme « ni l’avenir souhaité ni l’avenir préféré », est néanmoins considéré comme « plausible » par les experts d’Horizons de politiques. Il identifie six grandes transformations sociétales qui pourraient survenir d’ici 2040 :
- L’éducation post-secondaire ne serait plus un ascenseur social. Les coûts associés aux études post-secondaires et au logement pourraient représenter un obstacle croissant pour une part importante de la population, et les programmes seraient déconnectés des besoins du marché du travail.
- La propriété immobilière deviendrait un rêve inaccessible pour la majorité. Seuls ceux bénéficiant d’une aide familiale pourraient accéder à la propriété, creusant le fossé entre propriétaires et locataires.
- Le patrimoine familial deviendrait un facteur central dans l’accès aux opportunités socioéconomiques. Les avantages accumulés au fil des générations pourraient renforcer certaines dynamiques d’accès différencié, ce qui pose un enjeu d’équité à long terme.
- Les interactions entre groupes socioéconomiques pourraient se réduire, limitant la circulation des opportunités. Les gens se mélangeraient rarement avec des personnes de statut socioéconomique différent, limitant les opportunités de mobilité par les réseaux sociaux.
- Les aspirations des jeunes seraient en contradiction avec la réalité économique, créant une dissonance cognitive menant à la frustration et à l’apathie.
- L’essor de l’intelligence artificielle pourrait accentuer les écarts de productivité, soulignant l’importance de l’adaptation professionnelle continue.
Des conséquences potentiellement dévastatrices
Les implications d’un tel scénario seraient multiples et profondes. L’économie canadienne pourrait s’affaiblir, dans un contexte où le capital demeurerait concentré entre les mains des générations plus âgées, limitant le renouvellement économique et les perspectives pour les jeunes. La santé mentale de la population se détériorerait face au stress financier et à l’impossibilité perçue d’améliorer sa condition.
Le rapport suggère également que les travailleurs pourraient chercher des opportunités à l’étranger, aggravant les pénuries de main-d’œuvre dans certains secteurs clés comme les soins, l’agriculture et la construction.
Face à ces défis, certains citoyens pourraient privilégier des solutions alternatives pour répondre à leurs besoins de base, tandis que d’autres pourraient se détourner des institutions qu’ils estiment défaillantes. Ce dernier point peut être très problématique pour l’avenir des institutions publiques canadiennes.
Une tendance déjà observable
Ce scénario n’est pas une pure fiction. Des études récentes montrent que la mobilité sociale est déjà en déclin au Québec et ailleurs au Canada.
Une recherche du CIRANO publiée en 2023 révèle que « la détérioration de la mobilité sociale au Québec résulte principalement de deux phénomènes : d’une part, de la détérioration du statut socioéconomique des jeunes résidant hors des grands centres urbains à 16 ans et ayant grandi dans une famille au bas de la distribution des revenus, et d’autre part, de l’amélioration de la situation des jeunes des mêmes régions ayant grandi dans des familles au sommet de la distribution des revenus ».
En d’autres termes, l’écart se creuse entre riches et pauvres, et la mobilité géographique devient de plus en plus nécessaire pour espérer une mobilité sociale, particulièrement pour les jeunes des régions.
L’éducation : un rempart menacé
L’éducation a longtemps été considérée comme le principal vecteur de mobilité sociale. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles le Québec a créé, à la fin des années 1960, les cégeps et le réseau de l’Université du Québec, afin de favoriser l’accès le plus large possible à l’éducation supérieure.
Des analyses utilisant la Plateforme de liens longitudinaux entre l’éducation et le marché du travail montrent que « les diplômés universitaires issus de milieux moins favorisés se démarquent des autres jeunes des mêmes milieux par une mobilité ascendante nettement supérieure ».
Pourtant, le rapport d’Horizons de politiques prévoit que ce rempart pourrait s’effondrer. Si l’éducation post-secondaire n’est plus perçue comme une voie fiable vers la mobilité sociale, le secteur risquerait alors de devenir « un actif inutilisé » et la perception de l’utilité des études supérieures pourrait s’éroder si les bénéfices attendus ne se matérialisent plus clairement.
Une lueur d’espoir?
Pour éviter le scénario catastrophe, des actions concrètes doivent être entreprises dès maintenant. Le rapport invite les décideurs politiques à se poser des questions cruciales, tel que : « Quelles mesures pourraient être prises dès maintenant pour maximiser les possibilités et atténuer les défis liés à une mobilité sociale réduite et/ou descendante à l’avenir? »
Un enjeu fondamental pour l’avenir du Canada
L’accès à la mobilité sociale constitue un pilier du mérite individuel et un moteur essentiel de la prospérité canadienne. Si les citoyens perdent confiance en la possibilité d’améliorer leur sort par leurs efforts, c’est toute la cohésion sociale qui est menacée.
Dans ce contexte préoccupant, certains partis politiques avancent des solutions pour restaurer la promesse canadienne de mobilité sociale. Le Parti conservateur du Canada, par exemple, met de l’avant un plan visant à réduire le fardeau fiscal des familles, à recentrer l’éducation sur les compétences concrètes demandées par le marché du travail, et à favoriser l’accès à la propriété par des mesures ciblées. Leur chef, Pierre Poilievre, affirme vouloir « redonner aux Canadiens le contrôle de leur vie », en s’attaquant à ce qu’il décrit comme les obstacles bureaucratiques et financiers à l’ascension sociale. Ce plan se veut une réponse directe au sentiment croissant d’impuissance chez les jeunes, et une tentative de raviver cette promesse informelle — mais fondatrice — selon laquelle le travail et l’effort devraient mener à une vie meilleure.