Au cours de plusieurs décennies, la Chine est passée d’une puissance régionale isolée dans l’Asie du Sud-Est à une force mondiale incontournable. Sa croissance économique soutenue, sa politique étrangère ambitieuse et son usage stratégique du prestige ont profondément transformé les dynamiques internationales. Cette émergence ne se limite pas à une augmentation des ressources matérielles, elle est également motivée par un projet normatif : une contestation progressive de l’ordre international libéral dominé par l’Occident.
Une puissance réformiste plutôt que révolutionnaire
Contrairement à l’idée répandue selon laquelle les puissances émergentes sont nécessairement bellicistes, la Chine n’a pas entrepris de guerres majeures depuis 1979. Elle a plutôt bâti sa puissance sur sa croissance économique remarquable et sa capacité à se fondre harmonieusement dans l’ordre mondial existant, tout en contribuant à son évolution progressive. Chan et Hu (2025) affirment que Pékin est passé d’un « challenger révolutionnaire » à un « façonnier réformiste de l’ordre » en promouvant une vision alternative fondée sur une « communauté de destin pour l’humanité ».
Cette approche postule que la Chine ne vise pas nécessairement à renverser l’ordre mondial existant, mais plutôt à corriger les déséquilibres qui, selon elle, avantagent les puissances occidentales. Sa stratégie consiste à accumuler du capital politique et diplomatique, entre autres grâce à des institutions alternatives (ex. : l’Organisation de coopération de Shanghai, la Nouvelle Banque de développement des BRICS) et à des projets d’envergure, tels que les Nouvelles Routes de la Soie.
Le prestige comme moteur de politique étrangère
Au-delà de la puissance matérielle, le prestige occupe une place centrale dans la politique étrangère chinoise. Pan et Mao (2025) montrent que la quête de reconnaissance internationale constitue une motivation profonde du régime chinois, enracinée dans une volonté de restauration de la grandeur historique du pays. Cette aspiration s’exprime par la rhétorique du « rêve chinois » et par la recherche d’un statut de grande puissance unique, distinct de celui des puissances occidentales.
La Chine ajuste ses comportements diplomatiques selon la perception de son prestige : tantôt compétitive, tantôt coopérative. L’équilibre ou le déséquilibre entre la perception de soi et la reconnaissance par autrui constitue une variable clé dans l’élaboration de ses politiques. Lorsque la Chine se perçoit sous-évaluée sur la scène internationale, elle adopte des postures plus affirmées, voire conflictuelles. À l’inverse, lorsqu’elle sent que sa position est reconnue, elle privilégie des stratégies d’adaptation ou de créativité.
L’instrumentalisation du prestige en politique étrangère n’est pas propre à la Chine ; elle s’inscrit dans une tradition historique des grandes puissances occidentales. Au XIXe siècle, la France post-napoléonienne et la Grande-Bretagne impériale ont cherché reconnaissance et grandeur, justifiant leurs interventions par des notions de supériorité civilisationnelle ou de mission universelle. Après la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont contribué à l’émergence d’un système mondial libéral en promouvant des valeurs telles que la démocratie, la liberté personnelle et le libre-échange. Ils y sont parvenus grâce aux alliances militaires, aux organisations internationales et à leur influence globale. La Chine contemporaine, tout en privilégiant la performance économique, influence symbolique, s’inscrit dans cette logique du prestige. Comme ses prédécesseurs, elle mobilise ce levier pour redéfinir ses relations internationales et renforcer sa légitimité politique interne.
Les conséquences pour les pays qui se rapprochent de la Chine
De nombreux pays en développement, séduits par les investissements, la rapidité d’exécution des projets et l’absence de conditionnalités politiques, ont choisi de se rapprocher stratégiquement de la Chine. Le projet des Nouvelles Routes de la Soie incarne cette ambition globale. Toutefois, cet engagement comporte des implications structurelles sur les plans politique, institutionnel et normatif.
Selon l’étude de Yang et coll. (2025), les aides chinoises en matière de technologie de l’information et de la communication (TIC) entraînent une baisse de la liberté d’expression et de l’autonomie numérique chez les pays bénéficiaires. En effet, ces projets contribuent à l’instauration de systèmes de surveillance et de censure, souvent fournis par des entreprises chinoises, ce qui permet aux gouvernements de réguler étroitement la société civile.
L’influence chinoise ne se limite pas à la technologie. Selon Chan et Hu (2025), elle joue aussi un rôle de réformateur de l’ordre mondial, non pas en rejetant celui-ci, mais en tentant de le redéfinir selon ses intérêts. Elle met de l’avant la souveraineté absolue, la stabilité politique et l’absence d’ingérence, des principes qui résonnent favorablement auprès des régimes qui souhaitent consolider leur autorité sans mettre en place de réformes démocratiques. Ce changement dans les normes internationales crée un terrain fertile pour que les pays alliés adoptent des méthodes gouvernementales coercitives.
Pan et Mao (2025) démontrent, pour leur part, que la politique étrangère chinoise est fortement structurée autour d’une quête de prestige et de reconnaissance. Cette quête se traduit par un modèle de gouvernance valorisant l’efficacité, la discipline sociale et la primauté du politique sur le droit. Les nations qui s’alignent sur la Chine adoptent souvent ces logiques non seulement par opportunisme économique, mais aussi par désir de se rallier à une puissance montante perçue comme fiable sur le plan symbolique.
Par conséquent, l’influence chinoise se caractérise par la propagation d’un modèle de gouvernement autoritaire, moderniste, mais non démocratique. Elle fournit aux dirigeants étrangers une alternative aux normes occidentales, renforçant les tendances centralisatrices, restreignant la transparence institutionnelle et affaiblissant les contre-pouvoirs. Ce phénomène contribue à l’émergence d’un ordre mondial segmenté : d’un côté, un monde libéral en crise de légitimité, et de l’autre, un bloc techno-autoritaire porté par la réussite stratégique de la Chine.
Impacts sur le monde occidental
Pour les pays occidentaux, l’ascension de la Chine pose plusieurs défis. Elle remet en question le monopole normatif des États-Unis et de leurs alliés. La Chine propose une vision des relations internationales basée sur la non-ingérence, le respect de la souveraineté et un rejet explicite des standards occidentaux en matière de droits de la personne.
Sur le plan économique, les investissements chinois dans les pays du Sud perturbent les circuits traditionnels d’influence et de dépendance. En effet, la capacité des puissances occidentales à orienter les politiques publiques des pays partenaires est considérablement réduite, surtout si l’on tient compte du fait que Pékin ne pose aucune conditionnalité en matière de démocratie.
Finalement, sur le plan des idées, la Chine participe à l’émergence d’un discours alternatif qui met en doute la supériorité universelle des valeurs libérales. Grâce à son succès économique et technologique, elle propose un modèle de développement autoritaire qui défie la vision dominante.
Conclusion
La montée de la Chine marque un tournant dans l’histoire des relations internationales. Contrairement à la perception commune d’une superpuissance revancharde et violente, elle se présente plutôt comme une force de réforme stratégique de l’ordre mondial, avec une vision unique axée sur le statut, la souveraineté et, selon elle, la reconquête de Taïwan et la stabilité. Et son impact sur les nations voisines est manifeste, en particulier grâce à l’exportation de méthodes autoritaires via les technologies numériques et à la diffusion de sa propre culture. Pour le monde occidental, cela représente un double défi : maintenir sa pertinence stratégique face à une Chine qui se montre active, tout en défendant des valeurs telles que la liberté, la transparence et la démocratie, alors qu’un modèle alternatif gagne en influence.
Sources
Chan, S., & Hu, W. (2025). Rising states and the liberal world order: The case of China. International Affairs, 101(2), 381–397. https://doi.org/10.1093/ia/iiae330
Pan, G., & Mao, W. (2025). The prestige-seeking logic in China’s foreign policy. The Chinese Journal of International Politics, 18(3), 313–342. https://doi.org/10.1093/cjip/poaf008
Yang, Y., Lu, L., Williams, M., & Jia, X. (2025). Connect first, then suppress: Chinese vs. Western communication development projects and internet freedom. Studies in Comparative International Development. https://doi.org/10.1007/s12116-025-09471-5