Ce texte est écrit en collaboration avec Simon Rocheleau, animateur du podcast l’Édito
Il fut un temps où l’automobile était un symbole de possession. On achetait une voiture comme on achetait un outil, un espace de liberté, un objet mécanique à la fois tangible et maîtrisable. Aujourd’hui, cette idée s’effrite. De plus en plus, le véhicule devient une plateforme numérique sur roues, où chaque fonctionnalité — du siège chauffant à la puissance du moteur — peut être verrouillée, déverrouillée, louée, et parfois même retirée à distance. Cette transformation, baptisée Function on Demand (FoD), traduit bien plus qu’un simple changement technologique : elle illustre un basculement économique, industriel et culturel profond dans la manière dont les constructeurs conçoivent la propriété et la valeur.
De la mécanique à la plateforme
Le principe du Function on Demand est simple : la voiture sort d’usine avec toutes ses capacités techniques, mais certaines sont désactivées par logiciel. L’acheteur peut les débloquer en payant un supplément, parfois une fois pour toutes, parfois sous forme d’abonnement mensuel. BMW, pionnier dans le domaine, a tenté dès 2018 de facturer 18 dollars par mois pour des sièges chauffants. Mercedes a proposé un abonnement annuel permettant d’augmenter la puissance de certains modèles électriques. Tesla, de son côté, pratique cette logique depuis longtemps : la fonction d’« Autopilot avancé » ou l’autonomie supplémentaire sur certains modèles ne sont qu’à un clic — et à un paiement — de distance.
Pour plusieurs, cette pratique est outrancière. Comment justifier qu’une fonction déjà physiquement installée dans la voiture soit payante pour être activée? Mais pour les constructeurs, le raisonnement est limpide : le Function on Demand est un levier économique et logistique colossal.
L’uniformisation comme moteur de productivité
Assembler une voiture a toujours été un exercice de complexité. Chaque marché, chaque client, chaque configuration multipliait les combinaisons d’options et de pièces. Une usine qui doit gérer vingt versions d’un même modèle perd du temps, de l’espace et de la flexibilité. Or, dans un contexte où la productivité se mesure à la seconde près, la simplification devient vitale.
Avec le Function on Demand, cette complexité s’efface. Plutôt que de fabriquer vingt-cinq versions différentes d’un véhicule, le constructeur assemble désormais une seule version — la plus complète —, puis désactive certaines fonctions à la sortie de la chaîne. Résultat : un seul inventaire, un seul flux de production, des volumes standardisés et des économies d’échelle maximales.
C’est une révolution silencieuse dans la logistique automobile. L’assemblage devient plus fluide, la maintenance simplifiée, les marges accrues. On ne parle pas de gains marginaux, mais d’un changement structurel dans la gestion industrielle. La voiture devient un « produit fini modulable », où la différenciation ne se fait plus par le matériel, mais par le logiciel.
Une adaptation à la réglementation et aux subventions
Le Function on Demand répond aussi, de façon stratégique, aux contraintes réglementaires croissantes. Dans plusieurs marchés, notamment en Europe et au Canada, les subventions gouvernementales pour les véhicules électriques dépendent du prix de vente initial. En vendant une voiture « de base » dépouillée de certaines fonctions logicielles, le constructeur peut artificiellement abaisser ce prix, la rendant éligible aux aides publiques. Une fois le véhicule vendu, le client peut activer les fonctions supplémentaires — à ses frais.
C’est un jeu d’équilibre habile entre conformité réglementaire et maximisation des revenus. Le constructeur profite des incitatifs étatiques sans réduire son profit potentiel. Pour le consommateur, la voiture devient une coquille ajustable : abordable à l’achat, personnalisable ensuite.
Cette logique s’inscrit dans une dynamique plus large : celle d’un capitalisme administré où les prix finaux sont influencés par les politiques publiques. Le FoD offre aux constructeurs un outil pour naviguer dans ce labyrinthe réglementaire sans compromettre leur compétitivité.
L’économie du flux contre l’économie de la possession
Autrefois, la valeur d’une voiture se mesurait à sa propriété : une fois achetée, elle appartenait pleinement à son propriétaire. Le FoD brouille cette frontière. La voiture est toujours à vous, mais certaines de ses capacités ne le sont pas tout à fait. Elles demeurent sous contrôle du constructeur, prêtes à être activées ou désactivées à distance.
Cette logique s’inscrit dans la tendance plus large de l’« économie de l’accès » : on ne possède plus, on accède. Spotify, Netflix, Adobe, et maintenant BMW : tous vendent des usages plutôt que des biens. Pour l’industrie automobile, cela permet de prolonger la relation commerciale bien au-delà de la vente initiale. Au lieu de percevoir un profit unique, le constructeur perçoit des flux réguliers de revenus, prévisibles, stables.
Mais cette transformation redéfinit aussi le rapport du consommateur à la propriété. Il ne possède plus un produit, mais une licence d’usage. Il ne contrôle plus le bien qu’il a payé, mais dépend d’un serveur distant. Dans un sens, la voiture connectée n’appartient jamais totalement à son propriétaire : elle reste un actif géré à distance par le fabricant.
L’illusion de la personnalisation
Le discours marketing qui entoure le FoD repose sur la promesse d’une personnalisation totale : chacun configure sa voiture selon ses besoins réels, paye uniquement pour ce qu’il utilise. En surface, cela semble rationnel et équitable. Mais en réalité, le modèle avantage presque exclusivement le constructeur.
Le coût marginal d’une fonction activée est quasi nul : le matériel est déjà là, la ligne de code est écrite, la transaction s’effectue instantanément. Ce que le client paie, ce n’est pas une valeur ajoutée matérielle, mais un droit d’accès à une ressource déjà acquise.
De plus, la logique du FoD permet de jouer sur la frustration et la tentation : chaque interface d’infodivertissement devient une vitrine commerciale, rappelant sans cesse au conducteur les fonctions qu’il pourrait avoir. Le tableau de bord devient un magasin numérique permanent.
La dérive de la dépendance numérique
Il existe aussi un risque de dépendance structurelle. Puisque les fonctions sont centralisées, le constructeur garde la main sur tout : mises à jour, compatibilité, activation, voire désactivation en cas de litige ou d’impayé. Certains propriétaires de Tesla ont vu leurs véhicules perdre des fonctions après revente, car les options achetées par le premier propriétaire n’étaient pas transférables.
Cette centralisation confère aux fabricants un pouvoir inédit : celui de contrôler à distance des biens physiques. Le consommateur se retrouve dans une relation asymétrique, où son autonomie dépend du bon vouloir et de la politique commerciale d’une multinationale.
L’histoire industrielle nous a montré qu’une telle concentration de pouvoir économique finit souvent par réduire la liberté de choix du consommateur. Et paradoxalement, cette « flexibilité » numérique pourrait, à long terme, rendre le marché automobile plus rigide, verrouillé, et dépendant d’écosystèmes propriétaires.
Le FoD et la crise de la valeur
Au fond, le Function on Demand révèle une crise plus profonde : celle de la valeur dans le monde industriel contemporain. Quand tout devient logiciel, comment définir le juste prix? Autrefois, le coût d’une option correspondait à un coût matériel — un cuir plus luxueux, un moteur plus puissant. Aujourd’hui, ce coût est virtuel.
Cette virtualisation de la valeur transforme l’industrie en un marché d’externalités et de perceptions. On ne paie plus pour une matière, mais pour une expérience, pour un code. La frontière entre le bien et le service s’efface, et avec elle, la clarté du contrat économique.
Cette confusion est renforcée par le fait que le FoD repose sur des algorithmes opaques : personne ne sait vraiment ce que coûte une fonction à produire ou à maintenir. Ce flou permet au constructeur de fixer les prix selon la tolérance du marché, non selon une logique de coût ou d’équité.
Le rôle des États et des politiques publiques
Les gouvernements, souvent à la recherche d’une modernisation « verte » et technologique du parc automobile, ferment volontiers les yeux sur ces pratiques. Le FoD, en abaissant artificiellement le prix initial des véhicules électriques, favorise l’accès aux subventions et permet aux constructeurs d’afficher des chiffres de vente flatteurs dans les segments subventionnés.
Mais cette approche soulève une contradiction : l’État subventionne un produit dont une partie de la valeur réelle reste verrouillée derrière des paywalls privés. En d’autres termes, le contribuable finance une voiture partiellement désactivée.
De plus, cette dépendance aux subventions fausse la concurrence. Les petits fabricants ou les marques émergentes, incapables d’intégrer une telle architecture numérique, se retrouvent désavantagés. Le FoD accentue la concentration industrielle et renforce les géants établis, déjà favorisés par leur puissance logicielle et leur capacité d’investissement.
Une question de confiance
L’industrie automobile repose sur la confiance : confiance dans la qualité, la sécurité, la transparence. Le Function on Demand fragilise cette relation. L’acheteur, désormais conscient que son véhicule contient plus qu’il ne possède, peut ressentir une forme de méfiance permanente.
Cette méfiance pourrait avoir des effets à long terme sur la fidélité des clients. Une marque qui facture un abonnement pour chauffer des sièges déjà installés risque de détériorer son image. Le court terme financier peut miner la crédibilité de la marque à long terme.
L’équilibre est donc délicat : comment monétiser l’usage sans trahir la confiance? Comment faire du logiciel un levier de fidélisation plutôt qu’un instrument d’aliénation?
L’avenir : un marché de la reconfiguration
Malgré les critiques, tout indique que le Function on Demand va s’étendre. L’automobile suit la même trajectoire que les téléphones intelligents : la valeur se déplace du matériel vers le logiciel. À terme, la voiture deviendra une plateforme ouverte où les mises à jour, les fonctions, les services de conduite et les optimisations énergétiques seront proposés à la carte.
Certains consommateurs y verront un gain : pouvoir louer temporairement une fonction pour un voyage ou une saison, sans avoir à payer pour toujours. D’autres y verront une dépossession : le sentiment de n’être jamais tout à fait propriétaire de ce qu’ils achètent.
Dans les deux cas, la relation entre producteur et consommateur se recompose autour de la donnée, du code, et de l’abonnement. Le moteur n’est plus seulement sous le capot — il est dans le serveur.
Conclusion : la liberté sous licence
Le Function on Demand incarne une tension propre à notre époque : celle entre la flexibilité et le contrôle, entre l’efficacité industrielle et la liberté individuelle. Il offre aux constructeurs des gains logistiques immenses, une simplification radicale des chaînes de production, et un modèle d’affaires plus stable. Mais il réduit, en parallèle, la maîtrise du consommateur sur son bien, et transforme la notion même de propriété.
Ce qui se joue ici dépasse l’automobile. C’est une mutation de l’économie matérielle vers un monde où tout devient service, où la possession cède le pas à la location, et où le contrôle des usages remplace la liberté d’usage.
Dans ce monde, la voiture — autrefois symbole d’autonomie — devient l’emblème paradoxal d’une époque où la liberté se vend désormais à la carte.
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Francis Hamelin, #MakeThePLQLiberalAgain, est membre des Trois Afueras et écrivain amateur. Technicien en génie mécanique et industriel, il s'intéresse particulièrement aux politiques publiques, l'économie et à la productivité des entreprises et des individus.