Depuis le lancement du « traitement choc » des finances publiques par le gouvernement Legault, des centaines de postes sont supprimés, des services s’érodent, et les élèves vulnérables et les aînés subissent les impacts les plus directs. Mais cette tragédie n’est pas le fruit d’une simple malveillance gouvernementale. Elle résulte plutôt d’une accumulation de défaillances structurelles : incitations bureaucratiques perverses, absence de reddition de comptes, asymétries de pouvoir au sein de la fonction publique, et déficits démocratiques syndicaux qui compliquent la mobilisation autour de solutions réelles.
L’illusion du choix : cibles budgétaires sans mode d’emploi
Le gouvernement Legault a imposé au réseau québécois des cibles de réduction budgétaire chiffrées sans dire comment les atteindre. Au ministère de l’Éducation, un effort budgétaire de 567 millions de dollars a été exigé. À Santé Québec, l’agence devait résorber un déficit de près de 2 milliards.
Les cibles ne sont pas nécessairement irréalistes en soi. Le problème est que le gouvernement ne change pas les lois et règlements superflus qui créent la charge de travail. Résultat : les gestionnaires doivent couper des postes tout en maintenant l’obligation de produire les mêmes rapports bureaucratiques, de respecter les mêmes processus administratifs lourds, et de se conformer aux mêmes réglementations obsolètes.
Aucune directive explicite n’a été transmise en ordonnant aux cadres de d’abord réduire l’administration avant de toucher aux services directs. Aucun audit indépendant n’a été mandaté pour vérifier les choix de compression. Aucun mécanisme de reddition de comptes n’a été créé permettant aux citoyens et élus de comprendre comment ces choix sont faits et pourquoi certaines dépenses sont maintenues pendant que les services directs sont coupés.
Plus grave encore : aucune révision systématique de la réglementation n’accompagne les compressions. On coupe des postes sans éliminer les tâches. On réduit les effectifs sans simplifier les processus. On demande de faire plus avec moins, mais on maintient toutes les obligations bureaucratiques qui mobilisent les ressources sans créer de valeur.
Cette approche laisse une marge discrétionnaire massive aux gestionnaires. Et c’est là qu’apparaît le problème fondamental : le système bureaucratique crée des incitations qui les poussent naturellement à couper dans les services plutôt que dans l’appareil administratif qui les emploie.
Les incitations perverses : protéger son territoire avant tout
La fonction publique québécoise fonctionne selon une logique bien connue des gestionnaires : un budget non dépensé disparaît l’année suivante. Réduire ses coûts ou abolir des postes de son propre service est perçu comme une admission que ces ressources n’étaient pas nécessaires, mettant en péril la position du gestionnaire et celle de son équipe.
Cette règle tacite crée une culture de conservation budgétaire où chaque gestionnaire protège jalousement son territoire administratif. Couper dans les services directs plutôt que dans l’administration devient alors une stratégie de survie organisationnelle pour les cadres.
À première vue, c’est contre-intuitif. Les services à la population — les psychologues qui disparaissent, les infirmières réduites, les activités parascolaires éliminées — se remarquent énormément. Les impacts sont médiatisés, les parents et patients protestent. Mais du point de vue d’un cadre gestionnaire cherchant à préserver sa position, c’est précisément pour cela que c’est moins risqué personnellement : la culpabilité et la responsabilité sont diffuses. On peut dire « c’est la Ville qui a coupé », « c’est le gouvernement qui nous force », « c’est Santé Québec ». Les impacts négatifs arrivent graduellement, selon le contexte, et peuvent être attribués à plusieurs facteurs. Aucun cadre individuel n’est tenu personnellement responsable de la disparition d’un psychologue dans une école spécifique.
En revanche, pour ce même cadre gestionnaire, abolir massivement les postes administratifs créerait une attaque directe et identifiable contre lui et ses collègues : la PDG qui voit sa structure réduite de moitié, les directeurs généraux qui voient leurs équipes éliminées, les chefs de projet qui perdent leur territoire. Cette action est visible, traçable, et crée une résistance immédiate et organisée de ceux qui ont des ressources, du temps et des connexions pour se défendre.
Pour être clair : cette logique est désastreuse pour la population qui subit les impacts des coupes de services. Elle est problématique pour le gouvernement qui voit ses objectifs de contrôle des dépenses sapés par le maintien de structures administratives coûteuses. Mais elle est rationnelle du strict point de vue de la survie bureaucratique individuelle des cadres qui prennent ces décisions.
Les chiffres confirment cette dynamique perverse :
- Le nombre de cadres dans le réseau de la santé a augmenté de 36,5 % entre 2019-2020 et 2024, atteignant 13 050 cadres
- L’effectif total de la fonction publique québécoise a bondi de 15,5 % entre 2020 et 2024, même pendant les compressions
- Dans les centres de services scolaires, alors que les services professionnels (psychologues, orthophonistes) sont massivement réduits, les structures administratives centrales demeurent largement intactes
Pendant ce temps, voici ce qui disparaît :
En éducation : 41 centres de services scolaires ont coupé les services professionnels ; 39 ne remplacent même plus les absences. Des délais d’intervention s’allongent, des enfants en difficulté déscolarisent dès septembre, et les pratiques préventives laissent place aux interventions en crise.
En santé : 1 300 postes avec titulaire ont été abolis entre septembre 2024 et mars 2025. Infirmières, préposés aux bénéficiaires, ergothérapeutes, travailleurs sociaux — ceux qui donnent les soins directs. Les CISSS de Chaudière-Appalaches et de Lanaudière ont aboli respectivement 122 et 150 postes, touchant massivement les services directs et à peine un tiers les agents administratifs.
Parallèlement, certaines dépenses administratives augmentent :
- La création de Santé Québec a presque doublé le coût de la haute direction, la PDG Geneviève Biron gagnant 652 000 $ avec prime, ses vice-présidents entre 330 000 $ et 421 000 $. Pendant qu’on abolit des postes de préposés aux bénéficiaires, on crée de nouvelles structures administratives dispendieuses.
- Les télécopieurs persistent : quatre ans après la promesse d’éliminer les fax, le réseau de la santé continue de renouveler des contrats, dépensant 1,5 million de dollars en serveurs de fax électroniques depuis 2020. Ce gaspillage technologique mobilise du personnel pour des tâches qui pourraient être éliminées par la numérisation.
La question absente : pourquoi couper des postes sans éliminer les tâches inutiles?
C’est ici que la stratégie gouvernementale révèle sa plus grande faiblesse. On coupe des postes sans toucher à la réglementation qui crée le travail.
Imaginez une entreprise qui licencie 20 % de son personnel, mais qui continue d’exiger que les employés restants remplissent les mêmes 47 formulaires, produisent les mêmes 12 rapports annuels, et respectent les mêmes processus lourds hérités des années 1980. Le résultat est prévisible : soit la qualité s’effondre, soit les services essentiels sont abandonnés pour maintenir la bureaucratie.
C’est exactement ce qui se passe au Québec.
Des infrastructures technologiques désuètes qui créent du travail manuel
Le réseau de la santé continue d’utiliser massivement les télécopieurs, quatre ans après que François Legault ait promis leur élimination. Depuis mai 2020, des centres de santé ont octroyé 22 contrats totalisant 1,5 million de dollars pour des serveurs de fax électroniques. Le réseau envoie encore des milliers de fax quotidiennement, mobilisant du personnel pour imprimer, faxer, recevoir et classer des documents qui pourraient être transmis électroniquement de façon sécurisée.
Un allègement réglementaire timide et insuffisant
Le projet de loi 85 adopté en 2024 a introduit 30 mesures d’allègement réglementaire. Le projet de loi 7 déposé en novembre 2025 propose l’abolition ou la fusion d’une dizaine d’organismes gouvernementaux pour économiser 35 millions de dollars d’ici 2029-2030.
Aucune révision systématique et exhaustive n’a jamais été entreprise au Québec. Les coupes continuent donc de frapper les services directs pendant que la bureaucratie inutile reste intacte.
Le cercle vicieux : couper des postes aggrave le problème bureaucratique
Voici le paradoxe ultime : en coupant des postes sans éliminer les tâches, on aggrave la bureaucratisation.
Quand un psychologue scolaire est supprimé, son travail ne disparaît pas. Il est soit transféré à d’autres professionnels déjà surchargés (qui doivent alors négliger la prévention pour se concentrer sur les crises), soit remplacé par des consultants privés ou tout simplement abandonné. Le tout créant des problèmes plus graves à moyen terme qui nécessiteront encore plus de ressources.
Pendant ce temps, les rapports bureaucratiques doivent toujours être produits. Les formulaires doivent toujours être remplis. Les processus lourds doivent toujours être respectés. Résultat : les professionnels restants passent encore plus de temps en tâches administratives et moins en services directs.
Qui est responsable?
Les gestionnaires de la fonction publique ont clairement fait des choix : couper dans les services plutôt que dans leur propre administration. Ils disposent d’une marge de manœuvre et ont choisi de la prioriser plutôt que de protéger les services. C’est un manquement à leur responsabilité de gestionnaires.
Cependant, les gouvernements successifs — PQ, PLQ et maintenant CAQ — sont les véritables responsables, car aucun n’a osé s’attaquer au système qui encourage ces mauvais choix :
- Il impose des cibles budgétaires sans éliminer les tâches et la paperasse qui justifient les budgets.
- Il ne donne pas de directives claires sur les priorités.
- Il maintient l’opacité totale sur les choix des sous-ministres et directeurs généraux. Personne ne peut vérifier si les bons choix ont été faits, donc il n’y a aucune reddition de comptes.
- Il ignore les gaspillages criants (fax qui persistent, structures administratives enflées à Santé Québec, processus redondants) et continue de les financer même en coupant dans les services.
- Il accepte un système fragmenté où chaque ministère coupe à sa façon, sans coordination. Certains ministères maintiennent des structures administratives coûteuses tandis que d’autres réduisent drastiquement les services, sans vision globale ni d’efficacité.
Le gouvernement Legault — comme ses prédécesseurs — a le pouvoir de changer les lois, d’imposer des directives, de créer la transparence et d’exiger des choix différents. Il ne le fait pas, perpétuant ainsi un système dysfonctionnel hérité de décennies d’inaction politique. C’est donc lui, et tous ceux qui l’ont précédé, qui portent la responsabilité de ce gâchis.
Ce qui pourrait être fait différemment
Le gouvernement devrait :
- Réviser systématiquement la réglementation et éliminer les processus redondants avant d’imposer des cibles budgétaires
- Imposer des directives claires : « Les compressions doivent d’abord toucher l’administration, pas les services directs »
- Créer un audit indépendant des choix de compression pour vérifier cette hiérarchie
- Éliminer les gaspillages criants (fax, doublons administratifs, permis multiples) plutôt que de les maintenir
- Imposer une reddition de comptes claire : chaque ministère doit justifier publiquement pourquoi il coupe tel service plutôt que telle structure administrative, avec des indicateurs mesurables d’efficacité OU exiger que chaque organisme public explique clairement, pour chaque compression majeure, quelles alternatives administratives ont été considérées et pourquoi elles ont été écartées
- Mandater le Vérificateur général pour auditer les choix de compressions et vérifier que les gestionnaires ont d’abord éliminé les dépenses administratives avant de toucher aux services
Les gestionnaires devraient :
- Prioriser l’efficacité plutôt que la protection de leurs structures
- Accepter une véritable reddition de comptes sur leurs choix de compression
- Simplifier avant de couper, automatiser avant de réduire
- Financer les employés selon leur rendement et leur contribution réelle, plutôt que selon l’ancienneté
Les citoyens devraient :
- Exiger une transparence absolue de leurs élus sur les choix de compression
- S’engager dans le débat public sur les vrais gaspillages : la bureaucratie sans valeur ajoutée, les processus redondants, les technologies obsolètes
Conclusion : couper sans d’abord simplifier est contre-productif
Couper des ressources sans d’abord éliminer les exigences administratives qui les consomment nuit grandement aux services directs. C’est une logique simple.
Le gouvernement Legault a plusieurs options : réformer la réglementation administrative, se battre avec ses ministères et organismes sur les vraies priorités de financement, mandater un audit indépendant pour identifier où couper même si cela expose les gestionnaires, ou rendre les gestionnaires plus imputables en révisant leur protection d’emploi. Jusqu’à présent, il n’a choisi aucune de ces options.
Et pendant ce temps, les enfants perdent accès à l’orthophonie, aux psychologues scolaires, aux psychoéducateurs. Les aînés attendent plus longtemps pour les services à domicile et les soins. Les urgences débordent, les listes d’attente s’allongent, et le personnel soignant manque de ressources pour faire son travail.
Ce n’est pas le résultat de malveillance, mais de dysfonctionnements structurels : on coupe des postes sans éliminer les rapports bureaucratiques, les vérifications redondantes et les processus administratifs qui n’ajoutent aucune valeur réelle. On demande de faire plus avec moins, mais on ne supprime pas les tâches non essentielles qui consomment les ressources restantes.
Les dysfonctionnements structurels peuvent être corrigés — si on en accepte l’existence et qu’on s’engage à les réformer. La vraie question n’est pas de savoir si les cibles sont atteignables, mais pourquoi le gouvernement refuse de faire le ménage réglementaire et administratif qui les rendrait atteignables sans sacrifier les services essentiels.


