Le rapport de sécurité sur la 45e élection générale canadienne livre un constat rassurant, mais loin d’être triomphant. Aucun incident n’a menacé la capacité du pays à tenir des élections libres et équitables, mais les tentatives d’ingérence étrangère, elles, n’ont jamais cessé.
Le groupe d’experts du Protocole public en cas d’incident électoral majeur, dirigé par l’ancien greffier du Conseil privé John Hannaford, a scruté la période du 24 mars au 7 mai 2025. Leur verdict se veut clair: les institutions démocratiques canadiennes sont restées solides face aux menaces, mais la vigilance doit demeurer constante.
La Chine au premier rang des préoccupations
La République populaire de Chine se taille la part du lion dans ce rapport. Deux opérations d’envergure ont particulièrement retenu l’attention des autorités.
D’abord, le cas de Mark Carney, chef du Parti libéral, a été la cible d’une campagne coordonnée sur WeChat, menée par le compte Youli-Youmian, directement lié à la Commission centrale des affaires politiques et juridiques du Parti communiste chinois. Les 10 et 25 mars, des récits contradictoires ont inondé la plateforme, alternant entre l’éloge de sa position face aux États-Unis et la dévalorisation de ses compétences. Les publications ont généré entre 85 000 et 130 000 interactions et jusqu’à trois millions de consultations, un niveau d’engagement spectaculaire comparé aux médias d’État chinois habituels.
Ce même compte avait déjà frappé. Michael Chong en juin 2023, puis Chrystia Freeland en janvier 2025, avaient subi des attaques similaires. Le 7 avril, le gouvernement a décidé d’exposer publiquement l’opération lors d’un breffage technique, publiant même le communiqué en chinois traditionnel et simplifié pour rejoindre directement les communautés visées.
Ensuite, le dossier Joe Tay. Le candidat conservateur dans Don Valley North, militant pro-démocratie pour Hong Kong, a subi une campagne de répression transnationale numérique implacable. Fin décembre 2024, la police de Hong Kong avait émis un mandat d’arrêt contre lui, offrant une récompense d’un million de dollars hongkongais (environ 185 000$ canadiens) pour avoir prétendument violé la loi sur la sécurité nationale. Pendant la campagne électorale, du contenu inexact sur ce mandat a été amplifié de manière coordonnée sur diverses plateformes chinoises, accompagné d’attaques sur sa compétence politique.
Le panel a délibéré longuement sur ce cas. Initialement, les interactions étaient faibles, et révéler publiquement les détails risquait d’amplifier la répression. Mais le 17 avril, après avoir constaté une multiplication des incidents, le groupe d’experts a décidé d’informer le public lors du breffage technique du 21 avril. Entre-temps, le gouvernement avait rencontré le Parti conservateur à deux reprises et contacté les plateformes Meta et Tencent pour les alerter.
La Russie en mode discret
La Russie n’est pas restée inactive, mais son impact s’est révélé minime. Le groupe de travail a détecté un réseau de sites web amplifiant les contenus des médias contrôlés par le Kremlin, ciblant notamment Mark Carney et d’autres candidats canadiens. Ces publications ont toutefois suscité un intérêt dérisoire chez les Canadiens. Le panel a choisi de discuter publiquement de ces tactiques lors du breffage du 7 avril, sans attribution directe compte tenu du faible niveau d’engagement.
Inde et Pakistan sous surveillance
Le rapport mentionne que le groupe de travail a surveillé activement les activités potentielles d’ingérence de l’Inde et du Pakistan. Avant l’élection, les autorités avaient évalué que le gouvernement indien possédait l’intention et la capacité d’intervenir dans les processus démocratiques canadiens, s’appuyant de plus en plus sur des intermédiaires locaux. Pour le Pakistan, la possibilité d’ingérence était considérée dans le contexte de sa rivalité avec l’Inde. Toutefois, le rapport ne confirme ni n’infirme la détection d’activités concrètes, laissant planer un certain flou.
Une transparence inédite
Pour la première fois, le gouvernement canadien a mis en place des breffages techniques hebdomadaires destinés aux médias pendant toute la période électorale. Du 24 mars au 21 avril, cinq séances ont permis de communiquer directement avec les Canadiens sur les menaces observées, les tactiques employées par les acteurs étrangers et les mesures d’atténuation disponibles. Les sujets abordés incluaient la répression transnationale, les cybermenaces, le hameçonnage et les pratiques exemplaires en matière de cybersécurité.
Cette approche répond directement aux recommandations de la commissaire Marie-Josée Hogue, qui avait souligné dans son rapport final de janvier 2025 que « la manipulation de l’information représente le plus grand risque pour notre démocratie ». Le gouvernement a d’ailleurs annoncé 5,95 millions de dollars supplémentaires pour renforcer le Mécanisme de réponse rapide d’Affaires mondiales Canada.
Collaboration avec les partis et les plateformes
Les partis politiques ont reçu des breffages classifiés dès le déclenchement de l’élection. Le nouveau Programme de scurit des candidats a également été lancé, offrant une protection non armée du secteur privé aux candidats se sentant menacés sans que le seuil de risque justifie l’intervention de la GRC ou de la police locale.
Côté plateformes numériques, le gouvernement a organisé trois rencontres multilatérales avec les géants des médias sociaux pendant la campagne, accompagnées de discussions bilatérales spécifiques avec Tencent (pour WeChat) et Meta (pour Facebook). Affaires mondiales Canada a également envoyé deux rappels aux missions diplomatiques étrangères, dont un le 15 avril, pour réitérer les comportements acceptables en période électorale.
Une recommandation avortée
Le rapport révèle une tentative manquée d’ajouter un sixième membre au panel d’experts, comme le suggérait la commissaire Hogue. L’idée était d’inclure un Canadien éminent pour renforcer la confiance du public et servir de porte-parole en cas d’annonce publique. Le 5 mars 2025, le greffier a écrit aux partis représentés à la Chambre des communes et aux leaders du Sénat pour proposer cette nomination. L’approbation unanime étant requise, elle n’a pas été obtenue, et le projet est tombé à l’eau.
Pas de cyberattaque majeure
Contrairement aux craintes, aucun cyberincident visant l’intégrité électorale n’a été détecté. Le Centre canadien pour la cybersécurité avait pourtant averti que les menaces cybernétiques liées aux élections avaient augmenté mondialement, et que l’intelligence artificielle facilitait la diffusion de désinformation. Des cas de fraude ont été signalés, notamment de faux sites utilisant l’image de politiciens pour promouvoir des cryptomonnaies, mais ces incidents ont été traités par les autorités compétentes sans lien direct avec l’ingérence électorale.
Don Valley North dans le collimateur
La circonscription de Don Valley North revient régulièrement dans les discussions sur l’ingérence étrangère. Lors de la conférence de presse du gouvernement, la question a été soulevée: des mesures particulières seront-elles mises en place pour ces circonscriptions à risque? Le rapport conclut que le panel devrait développer des analyses et des stratégies d’atténuation pour les circonscriptions les plus vulnérables avant les prochaines élections.
Les leçons pour l’avenir
Le rapport formule plusieurs recommandations. D’abord, maintenir les exercices de simulation et les breffages préélectoraux pour mieux préparer le groupe d’experts. Ensuite, cultiver les relations avec les partis politiques, les plateformes et la société civile en dehors des périodes électorales, pour assurer un échange d’information constant. Enfin, établir des canaux de communication avec les communautés les plus à risque de répression transnationale, et garantir un soutien dédié à la traduction dans plusieurs langues pour diffuser rapidement l’information.
Le groupe de travail souligne que les activités d’ingérence étrangère sont « omniprésentes, complexes et persistantes » au Canada, bien au-delà des seules périodes électorales. Les acteurs étatiques hostiles adaptent constamment leurs techniques pour mieux dissimuler leurs activités. Une évaluation indépendante du protocole pour la 45e élection sera menée, comme après chaque scrutin, et ses conclusions seront rendues publiques.
L’élection s’est déroulée sans incident majeur, mais l’ombre des puissances étrangères plane toujours. La Chine en tête, la Russie en embuscade, et d’autres acteurs surveillés de près. La démocratie canadienne a tenu bon, cette fois. Mais le prochain round approche déjà.