Déposé par Jean Boulet, ministre du Travail du Québec, le Projet de Loi n° 89, présenté à l’Assemblée nationale le 19 février 2025, suscite le débat. Officiellement conçu pour assurer le maintien de services essentiels en cas de grève ou de lock-out, ce projet soulève des préoccupations quant à ses impacts sur la liberté d’entreprise et le droit de propriété, le pouvoir de négociation des deux partis impliqué et les risques d’abus du gouvernement.
Un projet pour « protéger le bien-être de la population »
Le gouvernement justifie cette réforme en insistant sur la nécessité de concilier droit de grève et la protection du public.
la loi vise à « garantir que les services minimaux requis pour la sécurité sociale, économique et environnementale de la population continuent d’être fournis, même en situation de conflit de travail. »
Jean Boulet, lors de la présentation du projet de loi
Concrètement, le projet de loi donne au gouvernement la possibilité de désigner des employeurs et des syndicats devant maintenir des services en période de grève ou de lock-out. Le Tribunal administratif du travail (TAT) aurait alors le pouvoir d’imposer des services minimaux, même si les parties en conflit ne trouvent pas d’accord.
Les principales dispositions du projet de loi
- Maintien obligatoire de certains services en cas de grève ou de lock-out
- Le gouvernement pourra identifier les secteurs où un service minimum doit être maintenu.
- Si aucun accord n’est trouvé, le Tribunal administratif du travail imposera des obligations aux employeurs et aux syndicats.
- Pouvoir d’arbitrage du ministre du Travail
- Si un conflit menace de causer un préjudice grave ou irréparable, le ministre pourra mettre fin à la grève ou au lock-out en imposant un arbitrage obligatoire.
- Exclusion du secteur public et parapublic
- Les mesures du projet ne s’appliquent pas aux ministères, organismes gouvernementaux et au secteur de la santé.
- Sanctions pour non-respect
- Les entreprises et syndicats qui refuseraient d’appliquer les décisions du Tribunal s’exposeraient à des amendes allant de 1 000 $ à 10 000 $ par jour.
Les réactions
Conseil du patronat du Québec (CPQ)
L’organisation a accueilli favorablement le projet de loi, soulignant l’importance de trouver des solutions pragmatiques pour réduire les répercussions des conflits de travail sur l’économie québécoise. Dans un communiqué, le CPQ a déclaré : « Nous saluons l’intention du gouvernement de trouver des solutions pragmatiques pour réduire les répercussions des conflits de travail sur notre économie. »
« Je tiens à souligner la volonté du ministre du Travail de se doter des moyens d’intervenir lorsque de potentiels grèves ou lock-out peuvent avoir des impacts négatifs autant sur la population que sur notre économie. On doit cesser de prendre en otage la population, fragilisant au passage l’économie lors de trop nombreux conflits de travail. »
Karl Blackburn, président et chef de la direction du CPQ
Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI)
Selon la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI), ces nouvelles mesures rappellent le pouvoir du gouvernement fédéral prévu à l’article 107 du Code canadien du travail, qui permet à Ottawa de saisir le Conseil canadien des relations industrielles afin de suspendre un arrêt de travail en cas d’impasse dans les négociations. Cette disposition, appliquée au Québec, représenterait un levier supplémentaire pour éviter des perturbations économiques majeures.
L’organisation souligne également une hausse marquée des arrêts de travail dans la province. D’après Statistique Canada, leur nombre a explosé, passant de 100 en 2022 à 690 en 2023, puis à 754 en 2024. À titre comparatif, en 2023, le Québec a enregistré 690 arrêts de travail sur un total de 780 au Canada, et en 2024, il en comptait 754 sur les 841 au pays.
« Les PME ont encore en mémoire les sévères impacts des conflits de travail au fédéral des chemins de fer, des ports et de la poste. Des conflits trop longs et trop nombreux ont des incidences négatives pour les PME, la population et l’économie. Que le gouvernement se dote d’un outil législatif comparable au gouvernement fédéral pour aider à la résolution des conflits de travail est responsable »,
François Vincent, vice-président pour le Québec à la FCEI
Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ)
La FTQ a exprimé une opposition ferme au projet de loi, le qualifiant d’inutile et accusant le gouvernement de François Legault de recycler des pratiques répressives du passé.
« Duplessis serait fier du gouvernement de François Legault ! Brimer les droits des travailleurs et travailleuses, c’était la spécialité de l’Union nationale de l’époque. […] Invoquer le bien-être de la population est un argument fallacieux. »
Magali Picard, présidente de la FTQ
Centrale des syndicats démocratiques (CSD)
La CSD a critiqué le projet de loi en le qualifiant de flou et dangereux, notamment en raison de la notion vague de « bien-être » de la population.
« Le bien-être est une notion trop large et subjective : dès qu’un service devient incommodant, il pourrait être perçu comme une atteinte au bien-être. »
Luc Vachon, président de la CSD
Les enjeux du projet de loi
Le Projet de Loi 89, en cherchant à garantir une continuité des services en cas de conflit de travail, soulève plusieurs enjeux fondamentaux qui pourraient redéfinir les relations entre les employeurs, les syndicats et le gouvernement du Québec.
Un encadrement inédit du droit du travail
Ce projet de loi introduit une nouvelle catégorie de services dits « assurant le bien-être de la population », ce qui élargit considérablement la capacité du gouvernement à intervenir dans les conflits de travail. En permettant au ministre du Travail d’imposer un arbitrage obligatoire en cas de préjudice grave, la loi centralise le pouvoir de décision et crée un précédent législatif qui pourrait mener à une intervention accrue de l’État dans d’autres secteurs stratégiques.
Impact sur la dynamique des négociations collectives
En imposant le maintien de certains services et en renforçant le rôle du Tribunal administratif du travail (TAT), la loi pourrait modifier l’équilibre des forces entre syndicats et employeurs. Cela pourrait entraîner une judiciarisation accrue des conflits, où les décisions se prendraient davantage devant les tribunaux qu’à la table des négociations.
Conséquences économiques : protection ou frein à l’investissement ?
Avec une hausse marquée des arrêts de travail au Québec (754 en 2024 sur 841 au Canada, selon Statistique Canada), le gouvernement et le patronat voient dans cette réforme une façon de limiter les perturbations économiques prolongées. Toutefois, certains experts soulignent que rendre le cadre des relations de travail plus rigide pourrait dissuader les investisseurs étrangers, qui privilégient des juridictions offrant une plus grande flexibilité en matière de gestion des conflits de travail.
Un équilibre délicat entre services essentiels et libertés individuelles
La notion de services assurant le bien-être de la population, introduite par cette loi, reste floue et sujette à interprétation, ce qui suscite des inquiétudes. Son application pourrait varier selon les gouvernements, créant une incertitude sur la portée exacte de la mesure.
Est-ce la bonne approche?
Avec le Projet de Loi 89, le gouvernement du Québec propose une réforme qui pourrait modifier durablement les relations de travail en instaurant un cadre plus strict pour encadrer les grèves et lock-outs. Mais est-ce la bonne approche?