Dans les couloirs du pouvoir à Ottawa, une véritable épée de Damoclès financière plane sur le gouvernement fédéral. Les Six Nations de Grand River réclament une compensation qui pourrait atteindre plusieurs milliers de milliards de dollars, selon certaines estimations, pour la mauvaise gestion historique de leurs terres. Une réclamation qui, si elle devait aboutir, représenterait une charge financière inédite pour Ottawa, sans équivalent dans l’histoire récente. Elle remettrait aussi en question la capacité du gouvernement fédéral à contenir ses déficits.
La genèse d’un différend colossal
L’histoire remonte à 1784, quand la Proclamation Haldimand accordait aux Six Nations un territoire de 950 000 acres le long de la rivière Grand en reconnaissance de leur alliance avec la Couronne britannique pendant la guerre d’Indépendance américaine. Près de 250 ans plus tard, il ne reste que moins de 5 % de ce territoire original entre les mains des Six Nations.
« Nous ne demandons pas de briser le Canada », déclarent pourtant les représentants des Six Nations, une formule qui sonne presque comme une boutade quand on considère l’ampleur des sommes en jeu. Cette bataille juridique, entamée en 1995, pourrait bien redéfinir les relations entre le Canada et ses Premières Nations.
Un contentieux financier hérité de 250 ans de litiges
Les allégations, étayées par les documents déposés par les Six Nations, sont aussi nombreuses que troublantes. Elles affirment qu’entre 1829 et 1835, leurs terres auraient été expropriées pour la construction du canal Welland. Particularité marquante : selon elles, tous les autres propriétaires touchés auraient été compensés, sauf les Six Nations. Le gouvernement du Canada aurait même procédé à plusieurs évaluations des terres confisquées, mais la compensation, toujours selon leur version, n’aurait jamais été versée.
Plus frappant encore, à partir de 1834, la Province du Haut-Canada aurait investi l’argent des Six Nations pour financer les aventures spéculatives de la Grand River Navigation Company, une entreprise qui s’est soldée par un échec. L’ironie de l’histoire : selon leurs documents, les Six Nations s’opposaient à ce projet, mais leurs fonds fiduciaires auraient malgré tout servi à le financer, sans leur consentement ni même leur connaissance.
Des chiffres qui donnent le vertige
Aujourd’hui, moins de 5 % du territoire initial demeure entre les mains des Six Nations. Mais les pertes ne s’arrêtent pas à la superficie. Selon leur documentation, plus de 900 000 acres de terres sont considérées comme perdues depuis 1784, un chiffre au cœur de leur réclamation judiciaire, qui vise à démontrer que ce patrimoine perpétuel s’est réduit à une fraction de sa taille originale. Les Six Nations contestent la légitimité des transactions et expropriations devant les tribunaux.
Les montants réclamés reflètent cette dépossession systématique. En effet, les Six Nations exigent « une comptabilité générale complète pour tout argent, bien immobilier ou autre actif » qui leur appartenaient ou auraient dû être détenus par la Couronne pour leur bénéfice. Cette comptabilité générale, réclamée depuis des décennies, n’a jamais été fournie.
Un système juridique aux abois
Le processus de règlement des revendications particulières du Canada se révèle être un véritable labyrinthe bureaucratique. Selon la documentation des Six Nations, ce système présente des lacunes criantes :
Il a été développé unilatéralement sans consultation substantielle
Il crée un conflit d’intérêts puisque le ministère des Affaires indiennes, qui finance les recherches, décide aussi de la validité des réclamations
Le processus est déraisonnablement lent et peut prendre plusieurs années juste pour valider une réclamation
Cette lenteur administrative n’est pas anodine. Depuis 1995, soit 30 ans après le dépôt de leur poursuite, les Six Nations attendent toujours une résolution. Entre-temps, les intérêts composés et l’inflation transforment une créance déjà astronomique en un gouffre financier potentiel pour les coffres publics.
L’effet domino redouté
Les enjeux dépassent largement les Six Nations. Comme le souligne l’historien Christopher Moore, spécialiste de l’histoire juridique canadienne : « Les décisions judiciaires ont progressivement montré que les revendications territoriales laissées en suspens empêcheront le développement économique, mineront les titres fonciers de tout le monde et exposeront la Couronne à des obligations financières massives ».
Cette affaire pourrait créer un précédent juridique majeur. Si les tribunaux donnent raison aux Six Nations, d’autres Premières Nations pourraient présenter des réclamations similaires, multipliant exponentiellement l’exposition financière du gouvernement fédéral.
Des tentatives de règlement qui tournent court
Les négociations pour résoudre certaines réclamations validées, notamment le Block No. 5 dans le canton de Moulton (30 800 acres) et les inondations de terres des Six Nations par le barrage d’alimentation du canal Welland (environ 2 500 acres), ont échoué.
Le principal obstacle? Les « facteurs d’escompte arbitraires » exigés par la politique fédérale et, surtout, l’exigence préalable d’extinction des droits des enfants sur les terres en question. Une condition que le Conseil élu des Six Nations a jugée inacceptable.
Qu’est-ce que l’extinction des droits des enfants?
Cette exigence fédérale signifie que pour recevoir une compensation, les Six Nations devraient renoncer définitivement à tous les droits et titres futurs que leurs descendants pourraient avoir sur les terres concernées. En d’autres termes, la nouvelle génération et toutes les générations suivantes perdraient à jamais tout recours juridique sur ces territoires, même si de nouveaux éléments de preuve ou de nouvelles interprétations légales venaient à émerger. Cette clause d’extinction finale représente un abandon irréversible des droits ancestraux, ce qui explique la résistance farouche du Conseil des Six Nations à cette condition.
Une facture aux dimensions historiques
Les montants en jeu reflètent une accumulation de griefs sur près de trois siècles. En 1784, le territoire des Six Nations sur la rivière Grand s’étendait sur près de 400 000 hectares. Aujourd’hui, ils en détiennent moins de 20 000. Cette dépossession quasi totale, accompagnée de la mauvaise gestion des fonds fiduciaires et des revenus de location, explique pourquoi la facture pourrait atteindre des sommets vertigineux.
La réclamation ne porte pas seulement sur la valeur actuelle des terres perdues, mais aussi sur tous les revenus de location manqués, les investissements perdus, et les intérêts composés accumulés sur près de 250 ans. Quand on applique des taux d’intérêt composés sur de telles périodes, même des sommes modestes peuvent rapidement exploser.
L’heure de vérité approche
Aujourd’hui, cette bataille juridique entre dans sa phase cruciale. Les Six Nations ont clairement signalé qu’ils ne cherchent pas à « casser le Canada », mais leur détermination à obtenir une résolution après des décennies d’attente est palpable.
Pour Ottawa, l’enjeu est double : éviter une facture qui pourrait déstabiliser les finances publiques tout en maintenant la crédibilité du processus de réconciliation avec les Premières Nations. Un équilibre délicat dans un dossier où chaque jour qui passe fait gonfler l’addition.
Cette affaire illustre parfaitement comment les décisions du passé peuvent revenir hanter le présent avec des intérêts composés. Les gouvernements successifs qui ont fermé les yeux sur ces revendications découvrent aujourd’hui que la facture de l’histoire ne s’efface jamais vraiment — elle ne fait qu’enfler.