Par Jean-François Caron
Professeur agrégé en science politique et relations internationales
Université Nazarbayev
La politique étrangère de Donald Trump a été un choc pour ses alliés traditionnels, qui doivent désormais faire face à la menace de barrières tarifaires et à la perspective d’assurer seuls la défense du continent européen contre la menace russe, sans même être invités à la table des négociations. Il semble que la relation amicale que les États-Unis entretenaient avec leurs voisins du Nord et du Sud, ainsi qu’avec leurs alliés européens, ait disparu. Qu’est-ce qui se cache derrière ce changement fondamental ?
Comprendre l’amitié
Pour répondre à cette question, il faut d’abord s’appuyer sur l’une des notions philosophiques les plus débattues : l’amitié, notamment sous l’angle d’Aristote, qui en a donné une explication détaillée dans son Éthique à Nicomaque. Il distingue trois formes d’amitié, chacune répondant à des conditions et à des objectifs précis, mais seule la troisième permet de tisser des liens durables fondés sur la confiance mutuelle, le respect, le sacrifice et la collaboration, même en période de crise.
Premièrement, il évoque l’amitié d’utilité et l’amitié de plaisir, qui sont respectivement fondées sur l’avantage que l’on retire d’une relation avec autrui et sur le simple plaisir d’une activité partagée ou de la présence de l’autre.
Dans ces deux cas, la relation n’est pas fondée sur le caractère des individus et peut se terminer aussi rapidement qu’elle a commencé, dès que l’un des partenaires ne peut plus offrir à l’autre les bénéfices escomptés, ou lorsque les préférences changent. Pour Aristote, seule la troisième forme d’amitié, qu’il nomme amitié de vertu, mérite d’être considérée comme la plus noble et parfaite des relations humaines. Ce type d’amitié se construit sur la durée et la familiarité, peut survivre aux épreuves, repose sur des vertus communes qui poussent les individus à s’améliorer mutuellement et à consentir aux sacrifices nécessaires pour préserver ces valeurs.
Pendant des décennies, les alliés des États-Unis ont perçu leur relation avec Washington comme une amitié vertueuse, fondée sur l’idée que des valeurs communes leur avaient permis de surmonter des difficultés passées et que cette relation s’appuyait sur le caractère de deux partenaires égaux, s’inspirant mutuellement pour un avenir meilleur. Ils ont ainsi accepté de faire des sacrifices au nom de ce qui définissait leur identité commune et leur supériorité morale supposée, notamment leur adhésion au libéralisme et à ses valeurs. D’abord contre l’ennemi communiste durant la Guerre froide, puis après 1991 avec la conviction que le libéralisme devait s’étendre à l’ensemble du monde.
En d’autres termes, ils ont sincèrement cru en la possibilité d’un monde où les États pouvaient entretenir des amitiés véritables, au sens aristotélicien du terme. Cette croyance s’est écroulée comme un château de cartes avec le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche.
Qu’est-ce qui est utile aux États-Unis ? Telle est la question.
Quel choc ce fut : celui qui était perçu comme un ami s’est soudainement transformé en ennemi redoutable. Qu’est-ce qui a provoqué ce revirement de la part d’un allié de longue date ?
Certains estiment que la clé de cette transformation se trouve dans le discours de Marco Rubio devant le Sénat américain le 15 janvier, lorsqu’il a été confirmé au poste de secrétaire d’État.
Il y déclarait clairement que « le monde d’hier » était terminé pour l’administration Trump. Un monde fondé sur le libre-échange et l’ouverture, qui aurait, selon lui, nui aux États-Unis, tant sur le plan commercial que militaire. En effet, des pays hostiles à l’Amérique auraient profité de cette ouverture pour s’enrichir avant de refermer leurs frontières une fois leurs intérêts servis. De plus, les alliés de Washington auraient sombré dans un idéalisme naïf, croyant qu’ils étaient désormais des partenaires vertueux œuvrant pour la réalisation de la « fin de l’Histoire » – une approche que Rubio a explicitement rejetée dans son discours.
Selon lui, ces alliés ont adopté sans retenue l’illusion d’un monde pacifique fondé sur la coopération, réduisant drastiquement leurs dépenses militaires, persuadés que le « gendarme américain » serait toujours prêt à intervenir, se contentant d’un simple soutien moral de leur part lorsque des États voyous devaient être sanctionnés.
Ces nations ont cru que la bienveillance et l’amitié américaines dureraient éternellement, justifiant de lourds sacrifices de la part de Washington au nom de cette communauté d’intérêts vertueuse. En ce sens, l’appui des États-Unis à l’Ukraine et leur unité avec l’Europe dans ce conflit ont été la dernière incarnation de cette amitié aristotélicienne, où les deux camps parlaient le même langage des valeurs libérales.
Donald Trump a mis fin à cette illusion et a totalement redistribué les cartes. Lui et Marco Rubio ont promis que dorénavant, l’Amérique agirait exclusivement en fonction de ses intérêts nationaux, quitte à réduire ses anciens alliés au rang de simples vassaux lorsqu’ils n’apportent plus d’utilité économique ou stratégique.
Désormais, Washington considère ces alliés non plus comme des partenaires dignes d’une amitié vertueuse, mais comme des profiteurs du marché et du système de défense américains, incapables de respecter leurs engagements, notamment en matière de dépenses militaires (comme l’exigence d’investir au moins 2 % de leur PIB dans leurs forces armées). Selon la Maison-Blanche, leur prétendue communauté d’intérêts vertueuse n’était en réalité qu’un artifice destiné à masquer la véritable nature de leur relation : une relation purement utilitaire, dont ils ont voulu profiter le plus longtemps possible.
C’est en substance ce qu’a affirmé le vice-président J.D. Vance lors de la Conférence de sécurité de Munich, en dénonçant l’hypocrisie de l’Union européenne, qui prêche d’un côté les vertus du libéralisme tout en annulant des élections et en promouvant la censure numérique. Pour Vance, cette duplicité prouve qu’une amitié vertueuse avec l’Europe n’est plus possible, car le continent a renoncé aux valeurs qu’il partageait autrefois avec les États-Unis.
Face à ce constat, l’administration Trump a forcé ses alliés à affronter leurs contradictions et à abandonner la rhétorique d’une amitié qui, selon Washington, n’a jamais eu de fondement réel. Pour ceux qui croyaient sincèrement que les États pouvaient entretenir des relations vertueuses entre eux, la désillusion a été brutale.
Une politique étrangère contre-productive ?
Désormais, les partenaires des États-Unis ne seront plus que des amis d’utilité. Cependant, Marco Rubio n’a jamais prétendu que cette nouvelle politique étrangère signifiait un repli isolationniste. Des alliances resteront possibles, mais uniquement si elles permettent à l’Amérique d’être plus sûre, plus forte ou plus prospère.
Le message de Washington est limpide et repose sur une logique strictement utilitaire :
« Si vous pouvez nous être utiles, avec quel empire souhaitez-vous prospérer : nous ou la Chine ? »
En résumé, Trump a enterré la vision post-Guerre froide d’un monde convergeant vers le libéralisme (1991-2025). Son administration sera désormais connue pour une approche transactionnelle des relations internationales :
« Vous avez intérêt à nous être utiles. »
Reste à voir si cette stratégie sera bénéfique aux États-Unis ou si elle se retournera contre eux. La réponse dépendra de la capacité des autres nations à adopter cette même vision utilitariste des relations internationales et à calculer les bénéfices d’un partenariat avec Washington plutôt qu’avec Pékin. Seul l’avenir nous dira si la politique étrangère de Donald Trump se révélera être un pari gagnant ou un échec stratégique.