Il faut rendre à César ce qui est à César : depuis le changement de propriétaire, le Chantier Davie, situé à Lévis, connaît un renouveau qui mérite qu’on s’y attarde. Longtemps perçu comme un symbole des défis industriels québécois, avec des années marquées par des insuccès notoires et une gestion parfois maladroite, le chantier naval semble aujourd’hui reprendre du poil de la bête. Ce n’est pas un hasard. Les nouveaux gestionnaires ont opéré un virage stratégique qui tranche avec les pratiques du passé. Là où l’ancienne direction misait sur une approche autarcique, cherchant à tout faire à l’interne au prix d’une efficacité douteuse, la nouvelle équipe a opté pour une vision plus pragmatique, ancrée dans les réalités de l’économie moderne : l’avantage comparatif et la spécialisation des tâches. Ce changement de cap, loin d’être anodin, offre une leçon précieuse, non seulement pour l’industrie, mais aussi pour le gouvernement caquiste, dont l’obsession nationaliste pour l’achat local pourrait bénéficier d’un sérieux recalibrage.
Un passé lourd d’enseignements
Pour comprendre l’ampleur de cette transformation, il convient de jeter un regard en arrière. Pendant des décennies, le Chantier Davie a incarné une certaine idée de l’industrie québécoise : celle d’une entreprise qui, par fierté ou par nécessité, cherchait à maîtriser l’ensemble de la chaîne de production. De la conception des navires à leur construction, en passant par la fabrication des composantes, tout devait, dans l’idéal, être réalisé sous un même toit. Cette approche, si elle avait une certaine noblesse — celle de l’autonomie et de la souveraineté industrielle —, s’est révélée être un boulet économique. Les coûts explosaient, les délais s’allongeaient, et la qualité, parfois, laissait à désirer. Les échecs du chantier, notamment dans les contrats publics comme ceux liés à la construction de traversiers ou de navires pour la Garde côtière canadienne, ont terni sa réputation et mis en lumière les limites d’une telle stratégie.
Ce n’était pas faute d’ambition. Dans un Québec marqué par une quête d’affirmation économique, l’idée de tout faire soi-même résonnait avec un certain idéal nationaliste. Mais l’économie globale, impitoyable, ne pardonne pas les sentimentalismes. À vouloir tout contrôler, le Chantier Davie s’est retrouvé à diluer ses ressources, à surinvestir dans des domaines où il n’excellait pas, et à négliger ce qui aurait pu le distinguer sur la scène internationale. Le résultat? Une entreprise qui peinait à rivaliser avec des compétiteurs étrangers plus agiles et mieux organisés.
Le virage vers l’avantage comparatif
L’arrivée d’une nouvelle équipe dirigeante a marqué un tournant. Plutôt que de s’entêter dans une logique d’autosuffisance, les gestionnaires ont choisi de s’inspirer des principes fondamentaux de l’économie moderne, tels que théorisés par David Ricardo il y a plus de deux siècles : l’avantage comparatif. L’idée est simple, mais puissante : une entreprise, ou une économie, maximise son efficacité en se concentrant sur ce qu’elle fait de mieux, tout en déléguant les tâches moins stratégiques à des partenaires spécialisés. Pour le Chantier Davie, cela signifiait cesser de vouloir tout produire à l’interne — des coques aux systèmes électroniques en passant par les moteurs — pour se recentrer sur ses forces, comme l’assemblage final et l’intégration des composantes.
Concrètement, cette approche s’est traduite par une collaboration accrue avec des fournisseurs étrangers et locaux, chacun apportant son expertise là où elle est la plus pertinente. Les pièces complexes, comme les systèmes de propulsion ou les équipements de navigation, sont désormais souvent confiées à des entreprises qui ont fait leurs preuves dans ces domaines, tandis que le chantier se concentre sur la coordination et la finition des navires. Cette spécialisation a permis de réduire les coûts, d’améliorer la qualité et, surtout, de respecter les échéances — un point faible historique du chantier.
Les résultats parlent d’eux-mêmes. Depuis ce changement de cap, le Chantier Davie a repris une place enviable dans l’industrie navale canadienne. Les contrats se multiplient, notamment avec le gouvernement fédéral pour la construction de brise-glaces et d’autres navires stratégiques. L’entreprise, jadis au bord de la faillite, est aujourd’hui vue comme un acteur clé dans la stratégie maritime du Canada. Ce succès n’est pas le fruit d’un miracle, mais d’une décision lucide : accepter que l’autarcie n’est pas une vertu en soi et que la collaboration, même au-delà des frontières, puisse être une force.
Une leçon pour le gouvernement caquiste
Ce renouveau du Chantier Davie ne devrait pas passer inaperçu aux yeux du gouvernement québécois, et en particulier de la Coalition Avenir Québec (CAQ), qui, depuis son arrivée au pouvoir, a fait de l’achat local une pierre angulaire de sa politique économique. Sous la prémisse de la sécurité, de l’autonomie et d’achat local, François Legault et son équipe ont multiplié les initiatives pour favoriser les entreprises d’ici, souvent au nom d’un nationalisme économique qui trouve écho dans une population attachée à son identité. L’intention est louable : soutenir l’économie locale, protéger les emplois et renforcer l’autonomie du Québec face à la mondialisation. Mais, comme le montre l’exemple du Chantier Davie, cette obsession pour le « tout local » peut parfois se retourner contre ses propres objectifs.
Prenons l’exemple du panier bleu, oups excusez-moi, des appels d’offres publics. Dans plusieurs cas, le gouvernement caquiste a imposé des critères stricts pour privilégier les entreprises québécoises, même lorsque celles-ci n’étaient pas les mieux placées pour répondre aux besoins. Résultat : des projets retardés, des coûts gonflés et, parfois, une qualité inférieure à ce que des concurrents étrangers auraient pu offrir. Le fiasco du projet de traversiers pour la Société des traversiers du Québec, où des entreprises locales ont été favorisées malgré des lacunes évidentes, rappelle étrangement les errements passés du Chantier Davie. À force de vouloir tout faire au Québec, on risque de reproduire les mêmes erreurs : une dispersion des efforts, une perte de compétitivité et, au bout du compte, un appauvrissement collectif.
Le succès récent du Chantier Davie montre qu’il existe une voie médiane. Oui, il est possible de valoriser l’expertise québécoise, mais pas au détriment de l’efficacité. En se concentrant sur ce que le Québec fait de mieux — par exemple, l’ingénierie ou l’assemblage — tout en s’ouvrant à des partenariats stratégiques, le gouvernement pourrait obtenir le meilleur des deux mondes : des emplois locaux solides et des projets qui tiennent la route. L’avantage comparatif n’est pas une capitulation face à la mondialisation, mais une manière intelligente de s’y insérer.
Les limites du nationalisme économique
Il serait injuste de rejeter en bloc l’idée d’achat local. Dans un monde où les chaînes d’approvisionnement sont fragiles, comme l’ont montré la pandémie et les tensions géopolitiques, il y a une logique à vouloir sécuriser certaines productions sur son territoire. Mais cette logique a ses limites. Le Québec, avec ses 8,5 millions d’habitants, n’a ni les ressources ni la taille pour exceller dans tous les domaines. Prétendre le contraire, c’est ignorer les réalités d’une économie interconnectée où la spécialisation est la clé de la prospérité.
Le nationalisme économique de la CAQ, s’il est poussé trop loin, risque de devenir un frein plutôt qu’un moteur. À force de privilégier le « fait au Québec » à tout prix, on finit par subventionner l’inefficacité, par protéger des entreprises qui ne tiennent pas la route face à la concurrence, et par alourdir le fardeau des contribuables. Le Chantier Davie, sous son ancienne mouture, en était un exemple criant : une entreprise maintenue à bout de bras par des fonds publics, mais incapable de livrer la marchandise. Son renouveau actuel prouve qu’une ouverture calculée peut être plus bénéfique qu’un repli sur soi.
Vers une approche équilibrée
Que peut-on conclure de tout cela? Que le Québec, comme le Chantier Davie, doit apprendre à jouer ses cartes avec intelligence. L’économie moderne ne récompense pas l’isolationnisme, mais elle ne demande pas non plus une soumission aveugle à la mondialisation. La voie à suivre est celle d’un pragmatisme éclairé : identifier les secteurs où le Québec a un avantage réel, investir dans ces forces, et ne pas hésiter à collaborer avec l’extérieur pour combler les lacunes. Le gouvernement caquiste aurait tout à gagner à s’inspirer de cette philosophie, plutôt que de s’enfermer dans une vision passéiste où l’autonomie est un absolu.
Le renouveau du Chantier Davie est une belle histoire, mais c’est aussi un miroir tendu au Québec. Il rappelle que la fierté nationale ne se mesure pas à la quantité de choses qu’on fait seul, mais à la qualité de ce qu’on accomplit ensemble, peu importe d’où viennent les pièces du puzzle. Si le gouvernement veut vraiment bâtir une économie forte et durable, il devra tirer les leçons de ce succès et accepter que, parfois, regarder au-delà des frontières est la meilleure façon de faire briller ce qui est d’ici.