Le réseau de la santé québécois saigne ses jeunes talents : pour chaque tranche de 100 infirmières de moins de 35 ans qui se sont inscrites pour exercer en 2023, 40 n’ont pas renouvelé leur permis, révèle une nouvelle note économique de l’Institut économique de Montréal (IEDM) publiée en octobre 2025.
Cette hémorragie de personnel n’est pas seulement un problème québécois, mais s’inscrit dans une crise pancanadienne qui s’aggrave d’année en année. En 2014, 36 jeunes infirmières sur 100 abandonnaient la profession au pays. Près d’une décennie plus tard, ce chiffre a grimpé à 40 sur 100.
L’étude, réalisée par l’économiste Emmanuelle B. Faubert en collaboration avec Olivia Martiskainen, se base sur les données les plus récentes de l’Institut canadien d’information sur la santé (ICIS) et dresse un portrait contrasté de la situation dans les provinces canadiennes.
Une pénurie qui explose
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : le nombre de postes d’infirmières à pourvoir au Canada est passé de 13 178 en 2018 à 41 716 en 2023, soit une hausse vertigineuse en seulement cinq ans. Cette pénurie survient alors que la profession se rajeunit rapidement. En 2014, 27,7 % des infirmières canadiennes avaient moins de 35 ans ; en 2023, cette proportion atteignait près de 31 %.
Le problème? Une plus grande part de la main-d’œuvre infirmière se trouve désormais dans une tranche d’âge où le taux de roulement dépasse la moyenne de la profession. En 2023, le taux de roulement global des infirmières canadiennes s’établissait à 6,4 %, comparativement à 7,1 % chez les moins de 35 ans.
Le Québec s’en sort mieux que les autres
Dans ce tableau sombre, le Québec se distingue comme l’une des rares provinces à afficher une légère amélioration. Son ratio sorties/entrées chez les jeunes infirmières est passé de 0,40 en 2014 à 0,37 en 2023, soit une baisse de 8 %. Le Québec se classe ainsi au deuxième rang canadien, derrière la Colombie-Britannique.
Cette performance relative s’explique notamment par l’accord de reconnaissance mutuelle conclu avec la France, qui accélère le processus d’obtention du permis d’exercice pour les infirmières françaises souhaitant travailler au Québec. Toutefois, l’IEDM souligne que des améliorations demeurent nécessaires pour les infirmières provenant d’autres pays, qui doivent encore naviguer dans un processus complexe où elles sont entièrement responsables de se trouver un établissement prêt à les embaucher.
Un rapport publié en novembre 2024 a d’ailleurs révélé que le programme québécois de recrutement d’infirmières étrangères était confronté à des problèmes majeurs : les candidates n’étaient pas correctement informées de la durée et des coûts du programme de formation, et subissaient un stress important.
La Colombie-Britannique montre la voie
La championne incontestée de la rétention des jeunes infirmières demeure la Colombie-Britannique, avec un ratio de 0,27 en 2023, représentant une amélioration spectaculaire de 50 % depuis 2014. Cette province a mis en place des mesures innovantes qui portent leurs fruits.
Depuis 2022, le BC College of Nurses and Midwives a instauré un processus d’évaluation simplifié permettant aux infirmières formées à l’étranger de soumettre une seule demande pour trois titres professionnels différents, réduisant ainsi les coûts et les délais. Le gouvernement provincial a également lancé BC Health Careers, un service offrant un accompagnement personnalisé aux professionnels de la santé formés à l’étranger.
La Colombie-Britannique réussit aussi à conserver ses diplômées : environ 93 % des infirmières formées dans la province y détiennent un permis d’exercice en 2023. Plus impressionnant encore, elle attire massivement les infirmières des autres provinces : en 2023, alors que 3 108 infirmières britanno-colombiennes exerçaient ailleurs au Canada, 9 249 diplômées d’autres provinces détenaient un permis en Colombie-Britannique.
Les cancres du Canada
À l’autre extrémité du spectre, Terre-Neuve-et-Labrador affiche le pire bilan canadien avec un ratio de 0,98 en 2023, en hausse de 83 % depuis 2014. Cela signifie que pour chaque jeune infirmière qui intègre la profession, une autre la quitte. Le Manitoba suit de près avec un ratio de 0,58, qui a bondi de 127 % en dix ans.
L’étude note que l’expiration de nombreux contrats à court terme conclus avec des infirmières venues prêter main-forte depuis d’autres provinces pendant la pandémie de COVID-19 pourrait expliquer en partie la hausse importante des départs à Terre-Neuve-et-Labrador en 2023. Par exemple, en 2022, Canadian Health Labs fournissait au moins 74 infirmières autorisées dans deux régions de la province.
Un marché du travail qui ne peut se corriger
L’IEDM met le doigt sur un problème structurel majeur. Dans un marché concurrentiel normal, une telle pénurie de travailleurs créerait une situation favorable aux employés : les employeurs se feraient concurrence pour les attirer avec des salaires plus élevés et de meilleures conditions de travail.
Or, le contexte actuel empêche ces mécanismes correcteurs de jouer leur rôle. Comme la plupart des infirmières sont employées par le secteur public largement microgéré par le gouvernement, le marché n’est pas autorisé à se corriger naturellement. Résultat : malgré la forte pression exercée par les pénuries, la situation ne s’améliore pas dans la plupart des provinces.
Les raisons de l’exode
L’enquête annuelle 2025 de la Fédération canadienne des syndicats d’infirmières et d’infirmiers jette une lumière crue sur les causes de cette désertion massive.
Plus d’un tiers des infirmières ont effectué des heures supplémentaires involontaires au cours des six derniers mois. Les conditions de travail sont problématiques : 59 % ont été victimes d’une forme de violence ou d’agression dans le cadre de leur travail au cours de la dernière année.
Le niveau de stress est élevé : environ 25 % des infirmières présentent des symptômes suffisamment graves pour correspondre à un diagnostic d’anxiété, de dépression ou d’épuisement professionnel selon les critères médicaux.
Sans surprise, 20 % de l’ensemble du personnel infirmier envisageaient de quitter leur emploi actuel en 2025, et 10 % songeaient même à abandonner complètement la profession. Ces intentions se concrétisent : selon les données de l’ICIS, 6,4 % de la main-d’œuvre infirmière de 2023 ne s’est pas réinscrite pour exercer en 2024.
Des pistes de solution axées sur la flexibilité
Pour améliorer la rétention, l’IEDM propose plusieurs avenues de réforme centrées sur la flexibilité et l’autonomie professionnelle.
L’institut suggère d’accorder davantage de flexibilité aux infirmières en leur permettant de travailler pour des agences, des cliniques privées ou des entreprises de télémédecine, ce qui leur offrirait plus de contrôle sur leurs horaires et favoriserait un meilleur équilibre travail-vie personnelle.
L’IEDM recommande également d’implanter des systèmes d’échange de quarts inspirés de la Colombie-Britannique, qui permettent aux infirmières d’échanger leurs quarts de travail sans approbation des administrateurs. Cette mesure donnerait aux professionnelles plus de latitude pour gérer leur emploi du temps selon leurs besoins personnels.
Les conventions collectives devraient être renégociées pour récompenser les compétences et la performance plutôt que l’ancienneté. Cette approche valoriserait davantage les infirmières compétentes et performantes, peu importe leur nombre d’années d’expérience.
L’institut propose aussi de mettre en place des programmes d’aide à la transition, à l’image de celui du Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM), pour permettre aux infirmières de mieux s’intégrer dans de nouveaux lieux de travail. Enfin, l’utilisation de l’intelligence artificielle pourrait alléger la charge administrative du personnel infirmier en automatisant certaines tâches.
Un avenir incertain
Le rapport conclut sur une note sombre : alors que la demande de soins de santé ne cesse d’augmenter avec la croissance et le vieillissement de la population canadienne, la perte d’un nombre croissant d’infirmières qualifiées chaque année n’est tout simplement pas viable à long terme.
Les données de l’IEDM soulèvent une question fondamentale : comment le Québec peut-il continuer d’améliorer ses performances en matière de rétention alors que la pression sur le système de santé ne fait qu’augmenter? La réponse à cette question déterminera en grande partie la qualité des soins offerts aux Québécois dans les années à venir.