Vendredi, novembre 14, 2025

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La mascarade de Tout peut arriver : Beauregard face au vide progressiste

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Le dîner de cons analysé

Jeune prophète conservateur en croisade

Étienne-Alexandre Beauregard, 24 ans au compteur, s’est présenté sur le plateau de Tout peut arriver avec la ferveur d’un jeune croisé persuadé de porter la vérité révélée du conservatisme nationaliste. Celui que Mathieu Bock-Côté adoube comme l’un des intellectuels prometteurs de sa génération est arrivé en terrain conquis, brandissant son dernier opus à la façon d’un bréviaire. Dans ce livre à la préface prestigieuse, Anti-civilisation, Beauregard prétend expliquer ni plus ni moins « pourquoi, en [son] sens, le projet politique principal… c’est de reconstruire ce socle moral, culturel, civilisationnel qui encadrait la liberté ». On croirait entendre un messie autoproclamé venu sauver l’Occident de la décadence moderne. Le jeune idéologue fustige notre époque qui « valorise beaucoup la liberté, mais peut-être pas la forme la plus saine de liberté ». À l’en croire, la liberté « négative » décrite par Isaiah Berlin ; cette liberté sans attaches qui s’exerce « contre les structures… famille, nation, communauté plus large » serait devenue un poison civilisationnel. Beauregard se voit donc en médecin de l’âme collective : il appelle à réhabiliter l’Ordre, la Tradition et l’Identité, remèdes miracles à nos maux contemporains. Nothing new under the sun.

Ce discours grandiloquent, teinté d’un pompiérisme intellectuel assumé, a de quoi faire lever les yeux au ciel d’un libéral classique. Certes, on peut concéder à Beauregard un certain talent oratoire et une érudition bien rodée, il manie les références philosophiques et historiques avec aisance. Mais derrière les envolées se cache l’éternelle rengaine réactionnaire : la société serait en déliquescence parce qu’elle s’est écartée de la « norme » d’antan. En bon identitaire, Beauregard regrette le temps béni où chacun savait rester à sa place dans un cadre moral fixe. Il fantasme une majorité silencieuse trahie par les élites, ce « peuple ordinaire » auquel il promet de redonner voix au chapitre en prônant « un conservatisme axé sur le bien commun, un retour au centre, un ancrage dans la réalité… qui met de l’avant la tradition et la transmission ». En clair, selon lui, Monsieur Tout-le-Monde voudrait trois choses simples : « de l’ordre, la sécurité…, un certain niveau d’égalité » économique, et « une certaine continuité identitaire et culturelle ». Qui s’y opposerait? Personne, évidemment — sinon ces affreux « esprits forts ingrats qui ont oublié d’où vient la liberté qu’ils ont conquise ». Le sous-texte est limpide : progressistes, multiculturalistes et autres déconstructeurs sont accusés d’avoir dynamité le fameux socle qui garantissait la cohésion sociale et le sens commun. Beauregard se pose en chevalier blanc venant rallier la majorité moralement saine contre les dérives d’une modernité décadente.

Un libéral réaliste ne peut que tiquer devant cette vision manichéenne. Oui, notre époque a son lot de désorientation et de pertes de repères, mais la réponse n’est pas de replonger tête baissée dans un passé idéalisé. La « norme » exaltée par Beauregard a souvent servi de prétexte pour oppresser ceux qui s’en écartaient. Lui-même s’en défend du bout des lèvres — « je ne dis pas qu’il faut retourner aux années 50 », concède-t-il — mais dans le même souffle il s’inquiète qu’« à trop mettre de l’avant la marge, où est la norme? ». L’obsession de la norme trahit une crainte viscérale de la différence. En bon conservateur traditionnel, Beauregard semble estimer que la cohésion ne peut naître que de l’homogénéité culturelle et morale. Là où le libéral voit la richesse de la diversité et l’adaptabilité des sociétés libres, le conservateur identitaire voit une menace de fragmentation. C’est le cœur de notre désaccord idéologique : pour nous, la liberté individuelle, même « déconstruite », n’est pas un vice à extirper, mais le moteur du progrès, là où Beauregard y voit la source de tous les excès. Derrière ses airs pompeux de penseur civilisationnel, notre jeune essayiste recycle un vieux rêve autoritaire : corseter la liberté dans un moule unique, imposer une vérité morale officielle au nom de la cohésion. Le libéral classique que je suis y voit non seulement une chimère ; car jamais une société complexe ne retournera à une uniformité factice, mais un danger réel pour les droits individuels.

Débat biaisé et réflexes pavloviens sur Radio-Canada

On aurait pu espérer que la confrontation de Beauregard avec des interlocuteurs d’horizons divers sur Radio-Canada aboutisse à un échange d’arguments solide. Tout peut arriver, dit le titre de l’émission — hélas, ce qui est arrivé fut surtout une caricature de débat où chacun campait son rôle dans une pièce jouée d’avance. D’un côté, Beauregard, stoïque et légèrement condescendant, déroulait son catéchisme national-conservateur. De l’autre, l’animatrice Marie-Louise Arsenault et ses collaborateurs semblaient plus soucieux de coller au playbook progressiste que de vraiment débattre le fond. Très vite, la discussion a pris des allures de procès d’intention. Arsenault, telle une inquisitrice polie, n’a pu s’empêcher de brandir les épouvantails habituels : « Vous êtes conservateur, donc contre l’avortement? Contre le mariage gay? Êtes-vous pour un retour en arrière? » En substance, voilà le sous-texte des questions qu’elle asséna à Beauregard concernant l’Institut conservateur chrétien dont il est membre. Celui-ci, un brin amusé, dut répéter qu’il ne faisait aucune recherche sur ces sujets ; précaution oratoire pour ne pas passer pour un croquemitaine réactionnaire. Qu’importe, la cause était entendue : conservateur = anti-femmes, anti-gais, anti-progrès. Cette réduction simpliste a tenu lieu de grille d’analyse pour la suite des échanges.

La suite, justement, a viré au dialogue de sourds sur l’immigration et la diversité. Beauregard avance prudemment ses chiffres et études : il cite le politologue Robert Putnam pour souligner qu’« empiriquement, à un niveau de diversité élevé, la confiance et la cohésion sociales tendent à s’affaisser ». Il note qu’avec près de 200 000 immigrants par an au Québec (pour ~8 millions d’habitants), la capacité d’intégration est mise à rude épreuve. Que répond en face le camp « progressiste » du plateau? Essentiellement, des pétitions de principe et des envolées morales. Michel-Marc Bouchard, dramaturge invité ce soir-là, s’est lancé dans un lyrisme angélique : selon lui, « au contraire [de ce que dit Beauregard], l’immigration nous fait grandir, elle nous force à parler de valeurs communes, elle nous rend plus intelligents… C’est ce qui fait la richesse de notre pays ». Ah, la belle tirade! On se serait cru dans un discours de remise de prix Gémeaux, une ode aux vertus de la diversité qui fait chaud au cœur. Sauf que tout comme Beauregard simplifie à outrance les défis du pluralisme, Bouchard simplifie à outrance ses bienfaits. Clamer que « c’est le plus grand défi des pays occidentaux » tout en ajoutant aussitôt « mais c’est ce qui fait notre richesse » sans jamais aborder concrètement comment intégrer ces flux migratoires massifs, c’est de la pensée magique. On agite des grands mots (fraternité, intelligence collective) pour esquiver les problèmes réels. En face, Beauregard n’en demandait pas tant : on lui servait sur un plateau la confirmation que personne ne voulait réellement discuter des nombres et des faits, seulement brandir des vertus.

Le clou du spectacle vint du youtubeur Mounir Kadouri, aka « le maire de Laval » sur les réseaux, appelé en renfort comme porte-voix de la diversité heureuse. Jouant même à l’ethnie de service. Son intervention fut un morceau de bravoure dans le genre confus et moralisateur. Après avoir rappelé qu’il est lui-même « un produit de l’immigration », Kadouri a bombardé Beauregard de questions rhétoriques fiévreuses : « Est-ce que tu penses qu’il y a de quoi de fondamental qui fait en sorte que des gens d’ethnies différentes peuvent pas s’entendre? … J’ai l’impression que si on pousse un peu, l’idée surgit qu’en fait il y a un rejet fondamental de ce grand projet d’humanité, de tous ces bouleversements démographiques partout dans le monde ». L’accusation à peine voilée : Beauregard et son mentor Bock-Côté n’oseraient pas l’avouer, mais au fond ils rejetteraient l’humanité métissée et prônent une forme d’apartheid ethnique. Avait-on encore besoin de Beauregard sur le plateau? Ses contradicteurs se chargeaient eux-mêmes de lui tailler un costume : celui du réactionnaire xénophobe qui s’ignore. Bien sûr, le principal intéressé nia tout racisme ; il parla seulement de réduire un peu le curseur migratoire, tout en répétant qu’il ne voulait ni zéro immigration, ni déportations massives, bien sûr. Beauregard, imperturbable, se contenta de constater « qu’à peine pose-t-on la question de la quantité d’immigrants qu’aussitôt certains deviennent mal à l’aise, comme si c’était tabou ». Effectivement, l’atmosphère en studio était à la fébrilité contenue : on sentait que chacun marchait sur des œufs idéologiques. Arsenault elle-même, d’ordinaire si posée, laissait poindre une moue crispée chaque fois que Beauregard évoquait la cohésion culturelle ou le « socle civilisationnel ». Un comble pour une émission censée favoriser les échanges d’idées sans filtre.

Le verdict cinglant du débrief

Si le débat en direct a accouché d’une souris, le débriefing qui s’ensuivit en a tiré une conclusion sans appel. Sur le podcast Ian & Frank, nos trublions de l’actualité accompagnés de Joey Aubé, ont disséqué avec irrévérence la performance du média d’État. Et ils n’y sont pas allés de main morte. Frank, notamment, a résumé l’affaire d’une formule lapidaire : « en dehors de l’excellente performance d’Étienne, ce qu’on retient, c’est qu’au-delà du playbook “vous êtes conservateur, donc contre l’avortement et pour le retour en arrière?”, le discours progressiste, ici incarné par MLA (Marie-Louise Arsenault), est vide, vide, vide » sur X. Rares sont les fois où l’on a entendu constat aussi cruel, et malheureusement mérité, sur la vacuité des arguments opposés à Beauregard ce soir-là. Les auteurs du podcast, pourtant peu suspects de sympathie exagérée pour quiconque, ont reconnu que le jeune loup nationaliste s’en était sorti haut la main, tandis que ses contradicteurs pataugeaient dans l’indignation préfabriquée. On peut comprendre Frank et ses acolytes de trouver la prestation du camp progressiste médiocre et indigente. À trop vouloir piéger Beauregard sur des symboles (l’avortement, les années 1950, la peur de l’Autre), Arsenault et compagnie ont évité l’essentiel et se sont piégés eux-mêmes en donnant l’image d’une bien-pensance sans substance.

Il est piquant de constater que ce sont des commentateurs extérieurs, à l’humour grinçant, qui ont mis le doigt sur le mal : la paresse intellectuelle d’une certaine élite médiatique confrontée à un discours dissident. Plutôt que de contrer Beauregard avec des faits, des chiffres, ou une solide défense du libéralisme inclusif, on a vu l’animatrice et ses invités multiplier les incantations. Cela relève de l’hypocrisie pure : prôner l’ouverture d’esprit et la diversité d’opinions, mais traiter l’invité conservateur comme un pestiféré qu’il s’agit de coincer absolument sur des questions caricaturales. Ce double standard, Frank l’a fustigé en parlant d’un « discours progressiste vide, vide, vide », difficile de mieux formuler le problème. Ironiquement, Beauregard était venu dénoncer la polarisation et l’impossibilité d’un vrai débat sur des sujets sensibles, et il a trouvé face à lui une équipe donnant raison à son diagnostic. On prétend vouloir débattre, mais on esquive le débat dès qu’il dérange nos certitudes, en ressortant les anathèmes éculés.

Entre divergence idéologique et défense du vrai débat

Qu’on ne s’y trompe pas : critiquer la façon dont Radio-Canada a géré cette entrevue ne revient pas à soutenir le projet de M. Beauregard. Je combats autant ses idées de repli identitaire et de contrôle moral de la société que je déplore la pauvreté rhétorique de ses opposants ce soir-là. Voir un conservateur nationaliste se poser en champion du débat ouvert « on a l’impression que ça s’appelle un débat », a ironisé Beauregard devant le malaise du plateau — pendant que des supposés progressistes refusent d’entendre la moindre remise en question de leurs dogmes, voilà un renversement qui frôle le grotesque. Mon libéralisme réaliste m’oblige à le dire clairement : si nous tenons à vaincre les idées illibérales de la droite identitaire, nous devons les affronter à armes égales, par la raison et la preuve, non par des incantations et des attaques ad hominem ou encore des procès d’intention pauvres d’esprit. Autrement, nous ne faisons que renforcer ceux que nous cherchons à marginaliser. Beauregard et consorts n’attendent que ça : être traités en parias, ce qui leur permet de se poser en martyrs du politiquement correct.

Il est parfaitement possible de démonter les thèses de Beauregard sans tomber dans ce travers. On peut par exemple concéder que l’immigration de masse pose des défis d’intégration, tout en prouvant, études sérieuses à l’appui, que la diversité n’est pas incompatible avec la cohésion dès lors qu’on investit dans l’éducation, la participation économique et le partage de valeurs civiques communes. On peut reconnaître que la modernité a ébranlé certaines traditions structurantes, mais rappeler qu’elle a apporté d’immenses progrès en droits humains, en prospérité et en connaissance — progrès qu’aucun « socle moral » figé dans le passé n’aurait permis d’atteindre. Bref, on peut opposer au conservatisme identitaire un libéralisme intelligent, argumenté, sans complexes. Ce soir-là, hélas, ce n’est pas ce qui s’est produit. À la place, nous avons eu droit à un numéro d’indignation convenue, face auquel Beauregard a pu passer pour le seul à garder son sang-froid « rationnel ». Quel gâchis! Radio-Canada a manqué l’occasion de réellement mettre à l’épreuve les postulats de ce jeune idéologue. En choisissant la posture morale plutôt que l’argumentation rigoureuse, l’animatrice et ses acolytes ont offert au jeune écrivain une victoire symbolique facile et, pire, ont laissé les téléspectateurs sur leur faim intellectuelle.

Enfin, ce petit papier n’épargne ni l’un ni l’autre camp. Beauregard nous sert une potion conservatrice aux relents d’ordre moral? Je la bois d’un trait pour mieux en exposer l’amertume. Arsenault et ses invités jouent les chevaliers blancs progressistes, mais chutent de leur cheval en brandissant des épées en plastique? Je m’en gausse, pamphlet oblige. Car au fond, ce que révèle cet épisode, c’est la nécessité urgente de retrouver un vrai sens du débat public. Un débat où l’on peut être farouchement en désaccord ; libéraux, conservateurs, progressistes, peu importe, mais où l’on argumente avec substance et bonne foi. Faute de quoi, on continuera de servir au public des mascarades comme celle-ci, où chacun campe dans sa bulle et où tout peut arriver — sauf, malheureusement, l’émergence de la vérité et de la compréhension mutuelle.

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Samuel Rasmussen
Samuel Rasmussen
Samuel Rasmussen, alias Le Blond Modéré, est membre des Trois Afueras et collaborateur du podcast Ian & Frank. Titulaire d'une formation en relations internationales à l'Université de Sherbrooke, il s'intéresse particulièrement à la géopolitique, aux zones d'influence et aux différentes formes de pouvoir.

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