La première ministre de l’Alberta, Danielle Smith, a frappé fort lundi à Montréal. Devant les gens d’affaires de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain, elle a dévoilé un plan audacieux : son gouvernement deviendra lui-même promoteur d’un projet de pipeline vers la côte nord-ouest de la Colombie-Britannique, forçant ainsi la main au gouvernement Carney.
Un pari risqué sans le secteur privé
Edmonton investira 14 millions de dollars dans la conception technique du projet et la préparation de la demande qui sera soumise au Bureau des projets majeurs du fédéral. C’est la première fois qu’une province devient elle-même porteuse d’un tel projet, car l’investissement privé fait défaut en raison des réglementations fédérales actuelles, notamment l’interdiction des pétroliers dans les eaux du nord de la Colombie-Britannique imposée en 2019. Trois grandes entreprises — Enbridge, South Bow et Trans Mountain — fournissent un soutien technique, mais sans garantie qu’elles participeront financièrement si le projet avance.
Neuf lois à abolir et un grand marchandage
Smith veut qu’Ottawa abroge ce qu’elle appelle les neuf lois mauvaises, des législations fédérales qui selon elle étranglent la production pétrolière albertaine et nuisent à la prospérité canadienne. Elle propose un grand marchandage au premier ministre Mark Carney : abolir ces lois, construire le nouveau pipeline, et appuyer le projet Pathways to Net Zero, une initiative de plusieurs milliards pour éliminer les émissions de CO2 des sables bitumineux grâce à la capture et au stockage du carbone.
La première ministre devait quitter Montréal plus tôt pour rencontrer Carney à Ottawa avant que celui-ci ne parte pour Washington, signe que des discussions actives sont en cours. Carney avait déjà laissé entendre en juillet qu’un nouveau pipeline vers la côte de la Colombie-Britannique pourrait figurer parmi les projets d’importance nationale.
Du gaz naturel pour remplacer la péréquation
Smith a proposé au Québec de développer ses vastes réserves de gaz naturel — suffisantes pour 200 ans de consommation — afin de répondre rapidement aux besoins énergétiques et réduire sa dépendance aux États-Unis. Elle a suggéré que le Québec et l’Alberta partagent le développement de cette ressource, créent toute la chaîne d’approvisionnement et construisent des installations d’exportation pour aider l’Europe.
Dans une remarque qui a dû faire sourciller, elle a même plaisanté que cela créerait une nouvelle source de revenus pour le Québec, réduisant ainsi sa dépendance à la péréquation fédérale. Une pique à peine voilée au système dont la province francophone bénéficie actuellement.
Course mondiale à l’intelligence artificielle
Smith a lancé un avertissement : la Chine construit massivement des centrales au charbon en prévision de la demande énergétique future, sachant que les centres de données d’intelligence artificielle nécessiteront des quantités colossales d’énergie. Face à cette course mondiale, elle propose une alliance Canada-Québec-Alberta pour développer une souveraineté numérique nationale.
Sa vision repose sur une division claire des rôles : l’Alberta fournirait l’énergie abondante via des turbines au gaz naturel — qui peuvent être construites en un à trois ans, contrairement aux 10 à 20 ans requis pour l’hydroélectricité ou le nucléaire — tandis que le Québec apporterait son expertise déjà avancée en centres de données, alors que l’Ontario et le Québec fourniraient les équipements manufacturés nécessaires à la construction de cette infrastructure. Le pays possède aussi l’avantage du froid hivernal pour refroidir ces centres de données énergivores.
Smith a évoqué Saudi Aramco, qui a déjà développé 499 cas d’utilisation pour l’intelligence artificielle dans le secteur énergétique, dont un système pour prédire les défaillances de pipelines avant qu’elles ne surviennent. L’enjeu, selon elle, dépasse la simple infrastructure : il s’agit de savoir si le Canada veut laisser la Chine gagner cette course technologique ou si les sociétés libres d’Amérique du Nord prendront les devants.
Le déclin manufacturier canadien choque
La première ministre s’est dite étonnée et choquée d’apprendre que la base manufacturière du Canada a tellement décliné qu’elle est maintenant plus petite que celle de l’Irlande. Pendant les tensions tarifaires avec les États-Unis, l’Alberta a réalisé qu’elle devait importer des produits de base comme des tuyaux de 42 pouces, des essieux et des billettes d’acier — des produits qu’elle croyait pouvoir obtenir de l’Ontario et du Québec.
Elle a appelé à un sommet tripartite entre l’Alberta, le Québec et l’Ontario pour identifier les produits que les provinces ne parviennent pas à sourcer localement et développer une stratégie commune de réindustrialisation. Smith a souligné que la fabrication nécessite beaucoup d’énergie, ce qui explique pourquoi les deux enjeux sont liés.
Alliance contre les empiètements fédéraux
La première ministre a cherché à créer un front commun avec le Québec contre les empiètements fédéraux dans les champs de compétence provinciaux. Elle a même exprimé son soutien à l’utilisation préventive par le Québec de la clause dérogatoire dans sa loi sur la laïcité, la citant comme exemple de résistance légitime aux interventions d’Ottawa.
Smith a aussi souligné les investissements québécois en Alberta, notamment la Caisse de dépôt et placement du Québec qui détient 20% de DP World, l’entreprise développant l’infrastructure portuaire dans l’ouest canadien, incluant le port de Prince Rupert.
L’avantage albertain bien affiché
Interrogée sur les obstacles au commerce interprovincial, Smith a évoqué la question énergétique comme barrière historique, mentionnant l’annulation du pipeline Énergie Est comme exemple. Elle a vanté l’avantage albertain : le taux d’imposition des sociétés le plus bas au Canada (environ 30% inférieur aux autres provinces), des politiques favorables aux entreprises, et une réduction de la paperasse de plus de 33% depuis 2019, économisant environ 3 milliards de dollars aux entreprises.
L’Alberta a éliminé 75% de ses exceptions aux accords de commerce intérieur et continue de promouvoir la mobilité de la main-d’œuvre.
Collaborations concrètes déjà en cours
Des projets fonctionnent déjà. CAE, basée à Montréal, construit un centre de formation de 126 000 pieds carrés à Edmonton qui formera plus de 6 000 professionnels de l’aviation annuellement. Lufthansa Technik a investi 120 millions de dollars pour la réfection de moteurs, et De Havilland développe la chaîne d’approvisionnement pour les bombardiers d’eau.
Deep Sky, entreprise québécoise pionnière dans la capture directe de l’air, s’installe en Alberta. Ses dirigeants croient que cette industrie dépassera celle du pétrole et du gaz, et qu’Innisfail, en Alberta, deviendra le centre mondial de cette technologie. Smith explique que la décarbonisation des sables bitumineux repose sur trois piliers : la capture et le stockage du carbone, l’interconnexion électrique avec les provinces de l’Ouest pour utiliser l’hydroélectricité, et la capture directe d’air.
Le contexte des tensions avec Washington
Cette visite survient alors que les tensions commerciales avec les États-Unis persistent. Smith a insisté sur l’importance de l’unité nationale, déclarant en français que « l’union fait la force ». Elle a évoqué sa visite précédente à Montréal en avril, au milieu d’une élection fédérale, comme un moment pivot où elle avait constaté un grand désir de collaboration entre le Québec et l’Alberta.
La présidente de la Chambre de commerce, Isabelle Dessureault, a accueilli favorablement les propositions, tout en notant candidement que le Québec traîne malheureusement de la patte en matière de réduction des barrières commerciales interprovinciales.