Pourquoi la guerre de Vladimir Poutine en Ukraine n’a-t-elle pas entraîné le mécontentement populaire auquel certains s’attendaient en février 2022 ? Pourquoi la population russe continue-t-elle à manifester son soutien à leur président malgré le coût humain énorme de cette guerre ? Voilà des questions auxquelles on ne peut répondre qu’en comprenant la logique qui sous-tend ce qui est au cœur de la stabilité politique de la Russie : une compréhension qui aide à mieux saisir les difficultés structurelles de la Russie et les défis qu’aura le maître du Kremlin à maintenir la stabilité de son pays.
La clé de la stabilité politique au sein de ce qu’on pourrait qualifier « d’autoritarisme soft » se trouve dans la capacité de ces régimes à conserver le juste équilibre entre les intérêts des membres de l’élite et ceux du peuple. Si pour les premiers le régime en place doit leur permettre l’enrichissement personnel, les seconds désirent quant à eux conserver leur propriété privée et être en mesure de s’enrichir graduellement. Lorsque ces conditions sont réunies et que la sphère privée individuelle est laissée largement hors d’atteinte de la part de l’État, les individus vont être prêts à accepter une perte de liberté politique. Or, c’est justement ce que Vladimir Poutine a été en mesure d’accomplir depuis le début de sa guerre en Ukraine.
Il faut dire que la stratégie militaire de la Russie dans son opération spéciale en Ukraine a été adaptée à la nécessité pour Moscou de ne pas entraver le « contrat social » susmentionné entre l’élite russe et le peuple russe. La recherche de cet équilibre nécessaire pour la stabilité du régime explique en grande partie pourquoi l’armée russe n’a pu capturer que 20 % du territoire ukrainien après plus de 3 ans de conflit. Plus précisément, afin de ne pas imposer le poids de la mort contre le gré du peuple russe, Vladimir Poutine a été contraint de s’appuyer uniquement sur des combattants sous contrat et n’a pas pu ordonner de conscription : décision qui aurait eu des conséquences similaires sur le moral des gens et leur attachement au régime, comme ce fut le cas dans les années 1980 lorsque l’Union soviétique était en guerre en Afghanistan. Cela a effectivement permis à ceux qui ne voulaient pas servir pour diverses raisons de rester en dehors de la guerre, tout en étant capables de quitter la Russie (contrairement aux hommes ukrainiens âgés de 18 à 60 ans). En revanche, bien que le service militaire obligatoire en Russie, qui oblige tous les hommes âgés de 18 à 30 ans à servir un an dans les forces russes, n’ait pas été aboli, il reste néanmoins que la grande majorité de ces conscrits n’a pas été envoyée sur les lignes de front en Ukraine.
Cette stratégie visant à ne pas perturber le contrat social autoritaire a cependant eu un coût énorme pour la Russie, qui a dû dépenser des sommes considérables de son fonds souverain pour offrir des incitations financières aux volontaires, équivalentes à de nombreuses fois le salaire nominal moyen russe (jusqu’à 12 fois dans certaines zones plus pauvres et éloignées de la Russie). Les questions évidentes découlant de cette approche sont les suivantes : combien de temps les hommes russes seront-ils prêts à s’engager volontairement dans les forces armées du pays ? Jusqu’à quand la Russie sera-t-elle encore capable de supporter le poids financier de la guerre sans avoir recours à des conscrits pour la mener ? Quels sont les impacts indirects de ces investissements massifs sur l’inflation et le pouvoir d’achat du peuple russe ?
Bien qu’il soit vrai que l’effondrement annoncé de l’économie russe ne se soit pas produit et que le Fonds national de richesse de la Russie soit toujours relativement bien garni malgré la perte de nombreux actifs depuis février 2022 (il est passé de 102 milliards USD à 39 milliards en mars 2025), des problèmes économiques plus profonds se profilent lentement à l’horizon. Ces problèmes sont en grande partie les conséquences de la guerre elle-même et ont créé un dilemme pour le Kremlin. La guerre a en effet produit une classe d’individus dont l’augmentation du niveau de vie dépend de la poursuite des investissements massifs du gouvernement dans son complexe militaro-industriel. Cela inclut ceux qui se sont portés volontaires pour combattre en Ukraine ainsi que leur famille, mais aussi les travailleurs des secteurs clés qui ont vu leurs salaires augmenter (jusqu’à un tiers dans la région de Kourgan où sont construits les véhicules blindés de transport de troupes) en raison d’une pénurie d’employés disponibles : une situation résultant des dépenses directes massives de l’État dans l’économie, et en particulier celles du secteur de la défense qui représentent désormais un étonnant 40 pour cent des dépenses totales. En effet, en raison des avantages financiers qui leur ont été accordés, des enquêtes du Centre Levada ont montré qu’un nombre significatif de Russes estiment que leur niveau de vie s’est amélioré depuis 2022. Les millions de personnes qui bénéficient directement ou indirectement de meilleures conditions salariales, toute fin de la guerre pourrait s’avérer être une perspective dangereuse pour le Kremlin : une fin qui, dans les circonstances, pourrait avoir les mêmes répercussions qu’une défaite humiliante.
Cela signifie qu’il est en quelque sorte condamné à maintenir les choses telles qu’elles sont, au risque de créer une rupture du contrat social. Cependant, poursuivre cette tendance pourrait également finir par amplifier d’autres problèmes résultant de la guerre. Si certaines personnes ont bénéficié du conflit, d’autres ne l’ont pas fait, comme les travailleurs du secteur public et les retraités dont les salaires n’ont pas augmenté en raison de la guerre et qui sont maintenant contraints de supporter le coût de l’inflation, ce qui conduit à une situation de disparités économiques croissantes entre ceux qui bénéficient de la guerre et ceux qui n’en bénéficient pas. De plus, en subventionnant de manière exponentielle le secteur de la défense à des niveaux jamais vus depuis l’époque de l’URSS, d’autres allocations budgétaires ont stagné ou diminué, ce qui a conduit à une baisse de la qualité et de la quantité de certains services sociaux clés et à des risques d’exacerbation des inégalités sociales et du mécontentement au sein de la population. Bien qu’un meilleur équilibre entre les dépenses militaires et « civiles » pourrait aider à résoudre cette situation, il n’en demeure pas moins que depuis le début de la guerre en 2022, la Russie a annuellement enregistré un déficit budgétaire (et il est encore prévu qu’elle en ait un en 2027 selon le projet élaboré en 2024). Face à un manque d’investissements directs étrangers et avec des revenus reposant en grande partie sur la vente de ressources naturelles, la Russie reste à la merci de la volatilité de leurs prix sur les marchés externes. Toute chute soudaine du prix du pétrole, par exemple, pourrait donc avoir des impacts dramatiques sur l’économie russe, comme cela a été le cas pour l’économie soviétique en 1986 après que le prix du pétrole brut a soudainement plongé en dessous de 10 $ le baril. En d’autres termes, malgré avoir survécu aux nombreuses sanctions occidentales, l’économie russe montre des signes clairs de vulnérabilités structurelles qui pourraient remettre en question ce qui est au cœur de sa stabilité.
Dans cette optique, malgré les succès militaires de l’armée russe en Ukraine, le véritable ennemi de Moscou est en fait les conséquences associées tant à la poursuite de la guerre qu’à une paix. En d’autres termes, peu importe quelle sera la décision qui prédominera, le serpent est condamné à se mordre la queue.