Le gouvernement Carney a récemment annoncé son intention de construire 4 000 logements sur six terrains fédéraux, en recourant massivement à la fabrication modulaire et à la préfabrication. À première vue, la promesse est séduisante : agir vite, produire efficacement, répondre à une crise du logement qui étouffe ménages et classes moyennes. Mais derrière l’urgence et le discours technique, cette annonce trahit une logique ancienne : celle de l’État bâtisseur, persuadé qu’il peut, par la planification, régler un problème aussi complexe et vivant que l’habitation.
Ce réflexe n’est pas neuf. Il remonte à l’après-guerre, quand les gouvernements occidentaux ont multiplié les grands ensembles de logements sociaux, inspirés par les théories modernistes de Le Corbusier. Plus encore, il s’apparente à la logique des plans quinquennaux soviétiques, où la centralisation et la standardisation dominaient toute réflexion urbaine.
Autrement dit, le projet Carney n’est pas seulement une mesure technique. C’est le symptôme d’une vieille tentation : celle de croire qu’un gouvernement peut, depuis Ottawa ou ailleurs, planifier et produire la vie quotidienne des citoyens avec la froide rationalité d’un tableau Excel.
Le rêve moderniste : la ville comme machine
Pour comprendre ce parallèle, il faut revenir à l’influence de Le Corbusier. Dans les années 1920-1950, cet architecte franco-suisse portait une vision radicale : concevoir la ville comme une machine rationnelle. Pour lui, la maison était une « machine à habiter », soumise aux mêmes impératifs d’efficacité et de standardisation que l’automobile ou l’avion.
Afin d’uniformiser l’architecture, il inventa le Modulor, un système de proportions basé sur un homme standard de 1,83 mètre. Ce modèle, présenté comme universel, effaçait la diversité des corps, des cultures et des modes de vie. Dans son esprit, on pouvait appliquer cette logique à des millions d’êtres humains, partout dans le monde, et produire des logements « scientifiques », efficaces et interchangeables.
Sa vision de la Ville radieuse allait encore plus loin : détruire les centres historiques pour bâtir de vastes barres de tours identiques, alignées géométriquement, entourées d’espaces verts et séparées des lieux de travail. Tout devait être calculé, planifié, rationalisé.
L’Unité d’habitation de Marseille (1947-1952) en fut le prototype : un bloc massif de béton, intégrant logements, commerces, garderie et toit-terrasse. L’idée séduisit, car elle promettait de loger vite et bien, dans un modèle répétable à l’infini. Mais cette utopie technocratique avait un coût : l’effacement du tissu urbain organique, de l’échelle humaine et des dynamiques sociales spontanées.
L’après-guerre : l’État bâtisseur en Occident
Après 1945, l’Europe et une partie de l’Amérique du Nord adoptèrent massivement ces principes. L’urgence de la reconstruction et la croissance démographique incitaient à produire du logement en masse. Les gouvernements, convaincus que l’industrialisation de l’habitat était la voie de l’avenir, multiplièrent les grands ensembles.
À Paris, Londres, Berlin ou Montréal, on vit surgir ces tours et barres standardisées, inspirées de Le Corbusier. Elles répondaient à une logique d’efficacité : loger vite, en grand nombre, sur une base répétitive. Mais avec le temps, leurs défauts apparurent : isolement social, manque de mixité, monotonie architecturale, dégradation rapide. Ce que l’on avait présenté comme un progrès scientifique s’avéra souvent une impasse sociale et urbanistique.
Le miroir soviétique : la standardisation absolue
Dans le bloc de l’Est, la logique fut encore plus radicale. L’URSS s’appropria les idées de Le Corbusier, mais les poussa jusqu’au bout de la logique planifiée. Les célèbres khrouchtchevkas — immeubles préfabriqués en béton construits à partir des années 1960 — devinrent le visage de la standardisation.
Ici, tout était dicté par le plan quinquennal : nombre d’unités, surface moyenne, matériaux, localisation. Le logement n’était plus qu’un quota à remplir. Peu importaient les besoins locaux ou les préférences des habitants, l’essentiel était d’atteindre les objectifs fixés par le comité central.
Résultat : des millions de citoyens logés rapidement, certes, mais dans des environnements monotones, uniformes, dépourvus d’âme. Les khrouchtchevkas ne sont pas seulement des bâtiments : elles incarnent l’utopie d’un logement réduit à une statistique, conçu par un État omniscient.
Carney et le retour du réflexe planificateur
Le parallèle avec l’annonce de Carney devient alors évident. En décidant que l’État sera lui-même promoteur immobilier, Ottawa ne se contente pas de financer ou de réguler. Il choisit les terrains, fixe le volume (4 000 unités), impose la méthode (modulaire, préfabriquée). C’est exactement le schéma des grands ensembles d’après-guerre : une logique descendante, centralisée, qui privilégie la production standardisée au détriment de la diversité et de l’adaptation locale.
La préfabrication n’est pas un problème en soi. Elle peut être une réponse efficace à certains contextes. Mais quand elle devient une prescription imposée par l’État, elle rappelle la vieille tentation de l’uniformisation. Tout comme les barres corbuséennes ou les khrouchtchevkas, elle traduit une vision où l’habitat se réduit à un chiffre, à un volume de mètres carrés, plutôt qu’à un cadre de vie enraciné dans une communauté.
Le danger des chiffres qui séduisent
Bien sûr, nous ne sommes pas en URSS. Le Canada reste une démocratie libérale avec une économie de marché. Mais la logique sous-jacente — croire que le haut sait mieux que le bas, que la planification centralisée peut résoudre un problème complexe — demeure la même.
Or, l’histoire a montré les limites de cette approche. Les grands ensembles modernistes en Occident ont fini par symboliser l’échec d’une urbanistique abstraite et déshumanisée. Les khrouchtchevkas soviétiques incarnent la monotonie d’une société figée par le quota. Dans les deux cas, les chiffres étaient au rendez-vous, mais la qualité de vie et la vitalité sociale ne l’étaient pas.
Le logement n’est pas une marchandise standardisée comme des boulons ou des briques. C’est un lieu de vie, une identité, une appartenance. Sa diversité reflète la diversité humaine elle-même. L’uniformiser par décret, c’est croire qu’on peut réduire la société à un modèle unique — une illusion technocratique que l’histoire a largement démentie.
Un avertissement à retenir
En reprenant à son compte le rôle de promoteur immobilier, le gouvernement Carney rejoue une vieille partition : celle de la planification centralisée et de la standardisation. L’intention est peut-être louable, l’urgence réelle, mais la méthode risque de produire des quartiers sans âme, des environnements rigides et des erreurs durables.
De Le Corbusier à l’après-guerre occidental, des Unités d’habitation aux khrouchtchevkas, les exemples abondent : chaque fois que l’État s’est cru capable de planifier la vie des gens depuis le sommet, il a produit des environnements artificiels, uniformes et souvent mal-aimés.
Les chiffres séduisent, mais la vie ne se laisse pas réduire à des quotas. Et si le gouvernement Carney ne l’entend pas, il risque bien de répéter, à sa manière, les erreurs du XXᵉ siècle.