Un dossier en apparence anodin — l’encadrement des buttes de neige dans les écoles — est devenu, en décembre 2025, le point de cristallisation d’un débat bien plus large. Il expose les tensions entre la gestion du risque, la réalité du terrain scolaire, les directives politiques et une réflexion de fond sur la place du jeu et de l’autonomie dans le développement de l’enfant.
L’étincelle : des recommandations qui font réagir
Au cœur de la controverse se trouve un document de recommandations transmis au réseau scolaire par l’Union réciproque d’assurance scolaire du Québec (URASQ), qui assure la plupart des centres de services scolaires de la province. Ce document, qui a émergé dans l’espace public à la mi-décembre 2025, vise à encadrer la pratique du jeu sur les buttes de neige, une activité encouragée publiquement en 2024 par le ministre de l’Éducation de l’époque, Bernard Drainville.
Les recommandations détaillent des paramètres techniques précis : une hauteur de butte comprise entre 1,8 et 3 mètres, une pente d’environ 25 %, et l’aménagement de zones distinctes pour la glissade, la remontée et l’attente. Fait saillant, le document stipule que si ces conditions ne peuvent être remplies, le port du casque devient une mesure compensatoire à envisager. S’ajoutent à cela des exigences organisationnelles : inspections quotidiennes avec tenue de registre, plan de surveillance adapté et calendrier d’utilisation pour gérer l’achalandage.
Caroline Vermette, directrice générale de l’URASQ, a justifié cette approche en expliquant que le rôle de l’assureur est d’accompagner ses membres dans la prévention et la gestion des risques. La logique est celle de la mitigation : l’activité ayant été encouragée politiquement, l’assureur dit vouloir fournir un cadre pour qu’elle se déroule de manière sécuritaire.
La fronde du terrain : une application jugée « irréaliste »
La réaction du milieu scolaire a été immédiate et très critique. Francis Côté, président de la Fédération québécoise des directions d’établissement d’enseignement (FQDE), a qualifié ces règles de « déconnectées » et d’impraticables. Il a souligné l’absurdité de demander au personnel scolaire de mesurer avec un ruban ou un rapporteur d’angle des amoncellements de neige créés par des opérations de déneigement.
Le son de cloche est identique du côté du personnel de soutien. Éric Pronovost, président de la FPSS-CSQ, a dénoncé une approche bureaucratique qui transformerait un simple plaisir d’hiver en « exercice bureaucratique ». Il a insisté sur le fait que cette charge additionnelle retomberait sur du personnel de surveillance et des éducateurs en service de garde « déjà à bout de souffle et en pénurie ». La crainte principale, partagée par plusieurs intervenants, est que face à une telle complexité, de nombreuses écoles choisissent la voie la plus simple : interdire purement et simplement l’accès aux buttes pour éviter tout risque de non-conformité ou de poursuite.
L’intervention politique : un appel au « gros bon sens »
La polémique a rapidement atteint les plus hauts niveaux du gouvernement. Le premier ministre François Legault a jugé que ces règles « n’ont pas de bon sens », évoquant ses propres souvenirs du jeu du « roi de la montagne » et qualifiant d’excessive l’idée du port du casque dans ce contexte.
La ministre de l’Éducation, Sonia LeBel, a cherché à calmer le jeu en invitant les directions d’école à « exercer leur jugement ». Sur ses réseaux sociaux, elle a insisté : « L’important, c’est que les élèves puissent jouer dehors et profiter de l’hiver dans un environnement adéquat. C’est une question de gros bon sens ».
Pour clarifier le statut de ces règles, la Fédération des centres de services scolaires du Québec (FCSSQ) a précisé qu’il s’agissait de « recommandations » et non d’exigences formelles, assurant que personne n’irait faire des inspections avec des instruments de mesure dans les cours d’école.
Au-delà de la butte : le débat sur le jeu risqué
Si cette controverse a eu un tel écho, c’est qu’elle touche à une question de société fondamentale : quelle place laissons-nous au risque dans l’enfance? Plusieurs experts, dont la Société canadienne de pédiatrie (SCP), plaident depuis des années pour une revalorisation du « jeu risqué ».
Dans un énoncé de position officiel, la SCP définit le jeu risqué comme des activités excitantes et stimulantes qui comportent un risque de blessure physique, mais qui offrent aussi des occasions d’apprentissage. Il ne s’agit pas de mettre les enfants en danger (par exemple, jouer près d’une route), mais de leur permettre d’expérimenter, de tester leurs limites et de développer leur propre capacité à évaluer le risque dans un environnement contrôlé. Grimper en hauteur, se déplacer rapidement, jouer avec des outils ou explorer seul sont des exemples de jeux risqués bénéfiques.
Selon ces experts, la surprotection et la recherche du « risque zéro » peuvent être contre-productives. Elles priveraient les enfants d’occasions cruciales pour développer leur résilience, leur confiance en soi, leur motricité et leur gestion de l’anxiété. La philosophie prônée est de rendre les environnements de jeu « aussi sécuritaires que nécessaire », plutôt qu’« aussi sécuritaires que possible ».
La recherche d’un équilibre fragile
Le dossier des buttes de neige illustre parfaitement ce dilemme. D’un côté, la perspective légale et assurantielle, qui vise à codifier et à minimiser toute source de responsabilité potentielle. De l’autre, la perspective pédagogique et développementale, qui reconnaît que tomber d’une petite butte de neige et se relever fait partie de l’apprentissage.
Ironiquement, cette situation est née d’une volonté politique inverse. En 2024, l’ex-ministre Bernard Drainville avait justement milité pour le retour des buttes de neige, appelant à « mieux gérer le risque » plutôt que de l’éliminer. La controverse actuelle montre la complexité de passer de l’intention politique à l’application sur le terrain, où les dynamiques de responsabilité prennent le dessus.
Au final, la question qui demeure est de savoir comment les directions d’école, prises entre les directives ministérielles, les recommandations de leur assureur, les attentes des parents et le manque de personnel, pourront réellement exercer le « gros bon sens » réclamé par le gouvernement. Sans clarification formelle sur la portée des recommandations, l’équilibre entre la sécurité des enfants et leur droit fondamental au jeu libre reste précaire.


