J’ai lu avec attention le nouveau bouquin d’Étienne-Alexandre Beauregard Anti-Civilisation. À première vue, tout nous sépare. Ancien caquiste, nationaliste et « post-libéral » face à un conservateur, tant au fédéral qu’au provincial, et résolument libéral sur le plan économique.
Pourtant, son constat d’ensemble, celui d’un effondrement du « commun », me rejoint fondamentalement. Qui n’a pas constaté qu’il devient presque impossible d’organiser quelque chose d’aussi simple qu’un repas entre amis? Autrefois, l’étiquette et la politesse élémentaire imposaient à chacun de manger ce qu’on lui servait. Aujourd’hui, il existe presque autant de petites sectes alimentaires que de religions, ce qui explique la popularité des fameux « pot luck », où chacun arrive avec sa luzerne ou ses machins kéto.
Et qui n’a jamais remarqué, dans les transports en commun, cette foule de gens incapables de faire preuve de la décence minimale de mettre du déodorant, ou ce culte de la laideur qui traverse une population de plus en plus débraillée, même dans des contextes où la coutume exige pourtant un minimum de propreté et d’élégance?
Selon Beauregard, nous vivons dans une époque qui pousse un individualisme déresponsabilisé. Une société matériellement confortable, mais moralement stagnante, où les valeurs communes s’effacent derrière un ensemble de préoccupations post-matérielles : écologie délirante, quête identitaire et sexuelle, hyper-individualisme. La liberté moderne deviendrait ainsi une liberté sans responsabilité, où l’individu s’attend à pouvoir choisir absolument tout. On choisit désormais son nom, sa religion, son sexe, et qui sait, peut-être bientôt ses origines ethniques. L’esprit de Mai 68 aurait remplacé la discipline et le devoir par une injonction permanente à l’épanouissement personnel.
Là où nos désaccords surgissent, c’est dans l’explication de cette dérive. En page 34, il écrit que « l’orthodoxie libérale de la fin du XXe siècle » aurait enseigné que l’on sert le bien commun en poursuivant simplement son intérêt individuel. Or, tous les libéraux que je connais insistent sur l’idée qu’il n’y a pas de liberté sans responsabilité. C’est précisément pour cette raison qu’ils sont irrités lorsque l’État se met à préparer le lunch des enfants ou qu’il multiplie les mesures maternantes.
Pour Beauregard, la liberté telle qu’elle s’est imposée depuis les années 60 est une liberté détraquée, fondée sur le fameux « il est interdit d’interdire », et qui débouche sur des comportements antisociaux. Cette logique expliquerait, entre autres, le mépris affiché envers la vie familiale, sacrifiée sur l’autel du « petit temps pour soi ».
À mes yeux, cette lecture du libéralisme relève de la confusion. J’ai d’ailleurs rapidement reconnu, dans les pages du livre, l’influence de Jean-Claude Michéa, que Beauregard finit par citer. Celui-ci reprend les thèses du marxiste Michel Clouscard, selon lesquelles le libéralisme économique et le libéralisme des mœurs seraient deux faces d’une même médaille.
Le problème est simple. On trouve certes quelques libéraux qui sont également socialement libéraux, mais la gauche libertaire, celle qui inspire la mouvance woke, est foncièrement antilibérale sur le plan économique. Le consensus d’aujourd’hui, autant à gauche qu’à droite, est largement étatiste et hostile au marché. La gauche socialiste de Zohran Mandani ou d’Alexandria Ocasio-Cortez rejoint, sur ce point, la droite MAGA de Donald Trump : protectionnisme, dirigisme, méfiance envers le libre marché. Voilà le paysage réel.
En page 247, Beauregard évoque les fondements « de gauche » de la nouvelle droite française et craint qu’un éventuel gouvernement du Rassemblement national n’applique que sa dimension social-démocrate en négligeant le volet culturel. Mais comment un parti qui aspire à gouverner peut-il croire que la France, littéralement encroûtée dans un étatisme hors norme, avec un État obèse qui dépasse la moitié du PIB, a besoin d’un programme social-démocrate pour se relever? Ce pays a besoin, non d’une nouvelle couche de programmes, mais d’une scie mécanique. L’État français est aujourd’hui si lourd qu’il peine à savoir combien de personnes il emploie réellement.
Cela dit, Beauregard a raison de dénoncer ce « libéralisme des mœurs », qui nous mène vers une époque déstructurée et dégénérée où chacun se voit comme un petit soleil autour duquel la société entière devrait orbiter. Mais il me semble tout aussi clair que le libéralisme authentique, et même la philosophie libertarienne, n’a jamais été un culte de la liberté sans contrainte. Elle repose au contraire sur la responsabilité personnelle et sur l’idée que la liberté oblige.
Ce principe est magnifiquement formulé par Matt Kibbe dans son Manifeste libertarien. L’un des six piliers qu’il identifie est la responsabilité individuelle. Les libéraux croient à la méritocratie parce qu’ils croient au lien essentiel entre liberté et responsabilité. La réussite découle de l’effort. Et chacun a la charge de sa propre vie, y compris le devoir moral de ne pas nuire aux autres, qui constitue l’un des principes fondateurs de Kibbe. Cette vision est tout simplement incompatible avec la culture progressiste contemporaine de la victimisation, où chacun se proclame victime structurelle du patriarcat du racisme systémique ou du pétro-masculinisme. Voilà l’une des nombreuses raisons pour lesquelles la thèse Michéa/Clouscard demeure séduisante, mais fausse.
En fin de compte, je ne suis pas opposé à la notion de bien commun que Beauregard souhaite réinscrire dans une vision renouvelée du conservatisme. Ce concept, pourtant galvaudé et instrumentalisé par toutes les familles politiques, me semble inévitable. Toute société repose sur un horizon de sens partagé. Et les principes libéraux comme la liberté d’expression ou le droit de propriété devraient en faire partie dans toute civilisation digne de ce nom.
Je me réjouis que l’auteur, encore un peu trop étatiste à mon goût, conclue en affirmant que la première institution du bien commun est la famille. Puisque le poisson pourrit toujours par la tête, l’État a évidemment un rôle dans les messages qu’il transmet. Mais nous sommes arrivés au bout de la logique du « gouvernemaman » qui micromanage la vie quotidienne. Le réveil doit venir de la société civile elle-même. Recréer du commun suppose d’abord des familles responsables, qui font des enfants, les élèvent, les éduquent, leur transmettent des valeurs, plutôt que de déléguer cette tâche au gouvernement en espérant qu’il civilise la prochaine génération.
Franchement, je vous recommande cette lecture.



