Dans une démarche audacieuse qui pourrait redessiner l’échiquier fédéral canadien, la première ministre de l’Alberta, Danielle Smith, a proposé au premier ministre du Québec, François Legault, de former une alliance stratégique pour renforcer l’autonomie provinciale face au gouvernement fédéral.
Dans une lettre datée du 21 mars 2025, obtenue par plusieurs médias, Smith écrit : « Je crois que nous avons l’occasion, en tant que dirigeants démocratiquement élus de l’Alberta et du Québec, d’ouvrir la voie vers une nouvelle ère du fédéralisme canadien ».
Une main tendue inspirée par le rapport québécois
La première ministre albertaine répond directement au rapport final du Comité consultatif sur les enjeux constitutionnels du Québec au sein de la fédération canadienne, publié le 25 novembre 2024. Ce comité, mandaté par le gouvernement Legault, avait formulé 42 recommandations pour renforcer l’autonomie québécoise, incluant l’adoption d’une constitution québécoise et la création d’une citoyenneté québécoise.
Smith exprime son soutien à au moins huit des recommandations du rapport, dont plusieurs touchent directement à l’équilibre des pouvoirs entre Ottawa et les provinces.
« Il est manifeste que l’Alberta et le Québec ont d’importants intérêts communs en ce qui concerne la lutte contre l’ingérence du gouvernement fédéral dans des domaines relevant de la compétence exclusive des provinces », affirme-t-elle dans sa missive.
Des intérêts communs face à Ottawa
Parmi les points de convergence, Smith appuie notamment la recommandation visant à adopter une résolution de modification constitutionnelle consacrant la prépondérance des lois provinciales en matière de propriété et droit privé. Elle soutient également l’idée d’un droit de retrait avec pleine compensation pour les provinces qui refuseraient de participer aux mesures de dépenses fédérales touchant leurs compétences.
La première ministre albertaine propose aussi de partager son expérience concernant la Loi sur la souveraineté de l’Alberta dans un Canada uni, adoptée en décembre 2022. Cette législation permet à l’Alberta de refuser d’appliquer certaines lois fédérales jugées inconstitutionnelles ou préjudiciables à la province.
« Je suis disposée à partager avec vous des renseignements et des conseils sur la manière dont l’Alberta a formulé cette approche, et à travailler avec vous pour explorer les possibilités d’adopter une législation comparable au Québec », écrit Smith.
La disposition de dérogation au cœur des discussions
Smith manifeste un intérêt particulier pour la recommandation québécoise concernant l’utilisation de la disposition de dérogation (clause nonobstant). Elle estime que « les assemblées législatives élues, et non pas des juges nommés par le fédéral, devraient avoir le dernier mot au sujet de la portée des droits assujettis à la disposition de souveraineté parlementaire ».
« Il s’agit d’un domaine où nos deux provinces pourraient coordonner une approche démontrant le sérieux des délibérations précédant l’invocation d’une disposition de souveraineté parlementaire », ajoute-t-elle.
Une réception prudente mais ouverte à Québec
Dans une déclaration officielle, le bureau du premier ministre Legault a indiqué que « le Québec accueille toujours favorablement le fait que d’autres provinces canadiennes plaident pour une plus grande autonomie provinciale au sein de la fédération. Nous restons ouverts aux discussions avec nos partenaires et d’autres gouvernements pour renforcer le respect des compétences provinciales par le gouvernement fédéral ».
Le bureau de Legault a également salué la décision de l’Alberta d’intervenir en faveur du Québec dans la contestation de la Loi 21 sur la laïcité devant la Cour suprême.
Un contexte politique chargé
Cette initiative survient dans un contexte politique tendu, alors que Smith a récemment présenté une liste de demandes concernant le secteur énergétique albertain avant le déclenchement des élections fédérales. Elle a également évoqué la possibilité de former un second Panel pour un accord équitable (Fair Deal Panel) si le prochain premier ministre fédéral ne répond pas à ces demandes.
Frédéric Boily, professeur de sciences politiques à l’Université de l’Alberta, estime que cette démarche est judicieuse pour Smith : « C’est un bon coup de la part d’une première ministre qui veut montrer qu’elle défend les intérêts de l’Alberta sans soulever de questions sur la séparation du Canada ».
Lors d’une conférence de presse à Brooks, en Alberta, Smith a d’ailleurs précisé qu’elle n’était « pas intéressée par un référendum sur l’indépendance de l’Alberta », tout en reconnaissant que les citoyens disposent d’un mécanisme légal pour en réclamer un s’ils le souhaitent.
Une inspiration québécoise de longue date
Ce rapprochement avec le Québec n’est pas nouveau pour l’Alberta. Dans le rapport du Fair Deal Panel de 2020, le Québec était mentionné 56 fois comme modèle d’autonomie provinciale, contre seulement 9 mentions pour l’Ontario, province la plus peuplée du Canada.
Le panel albertain s’était inspiré de plusieurs politiques québécoises, notamment la possibilité de se retirer du Régime de pensions du Canada, l’implication dans les négociations d’accords internationaux, et le droit de se retirer des programmes fédéraux à frais partagés avec pleine compensation.
Plus récemment, le 10 avril dernier, l’Alberta a déposé le projet de loi 18 qui, s’il est adopté, permettrait à la province de contrôler tout accord entre Ottawa et les municipalités, universités et autorités sanitaires. Cette approche s’inspire directement d’une loi québécoise adoptée en 1984 par le gouvernement du Parti québécois, qui interdit aux municipalités de conclure des ententes avec un autre gouvernement au Canada sans l’approbation de la province.
La balle est maintenant dans le camp de François Legault. Reste à voir si cette alliance proposée entre l’Alberta et le Québec pourra effectivement « tracer la voie vers une nouvelle ère du fédéralisme canadien », comme l’espère Danielle Smith.