Une étude du Fraser Institute vient bousculer le récit domiant sur la stagnation des revenus au Canada. Contrairement aux lamentations récurrentes, les salaires réels et la productivité évoluent bel et bien de concert… à condition de bien mesurer les choses.

Le grand malentendu économique
Dans son analyse, Philip Cross (ex-chef analyste économique à Statistique Canada) pointe d’entrée de jeu les difficultés méthodologiques qui biaisent la comparaison revenus/productivité. Son constat est sans appel : de 1981 à 2024, la productivité du travail a augmenté de 61,6 % tandis que les revenus réels ont progressé de 59,8 %.
Cela contredit les lectures alarmistes (par exemple, celles qui affirment que la productivité ne « ruisselle » plus vers les salaires) et montre que plusieurs conclusions négatives reposent sur des erreurs de mesure.
Les pièges de la mesure économique
L’étude révèle comment certains chercheurs — volontairement ou non — manipulent les données pour soutenir leur narratif en détaillant trois sources d’erreurs fréquentes:
- Remplacer la rémunération totale par des gains hebdomadaires : on sous-évalue alors la croissance des revenus d’environ 2,6 points par an, car on ignore primes, avantages sociaux et autres composantes.
- Exclure les cotisations sociales des employeurs (désormais 13,2 % de la rémunération totale) retire encore ≈ 0,8 point par an.
- Comparer des concepts mal appariés (utiliser le PIB total incluant le secteur non marchand, ou déflater avec l’IPC plutôt qu’un indice aligné sur la production).
Cross souligne que ces choix « techniques » changent le récit. Exemple parlant : de 2001 à 2024, la rémunération globale des employés grimpe de 172 %, contre seulement 91 % pour les gains hebdomadaires. En bref : mal mesurer, c’est mal conclure.
Le vrai retard canadien (et pourquoi il importe)
L’OCDE rappelle que la productivité canadienne traîne la patte depuis des années : 74,70 $ US de valeur ajoutée par heure travaillée au Canada contre 97 $ US aux États-Unis (2023). Les causes : investissements faibles en machines/équipements, commercialisation insuffisante de la propriété intellectuelle et forte proportion de petites entreprises moins productives, exposées à peu de concurrence internationale.
Un paradoxe récent et inquiétant
Depuis 2008, les revenus réels progressent plus vite (+16,8 %) que la productivité (+10,8 %). Accentuée après 2017 puis pendant la pandémie, cette divergence a gonflé les coûts unitaires de main-d’œuvre plus rapidement qu’aux États-Unis, contribuant à une inflation plus persistante au Canada sur 2022–2024 et sapant la compétitivité à l’exportation.
Le réveil tardif des autorités
Carolyn Rogers, sous-gouverneure principale de la Banque du Canada, parle désormais d’une crise de productivité “break-the-glass” qui exige des mesures de première urgence. Cross rappelle le « Drummond Conundrum » : le Canada a appliqué la plupart des recettes classiques (libre-échange, taxes à la consommation, éducation, immigration élevée), sans regagner de productivité depuis 2000. Il faut donc regarder au-delà des politiques « standards » et attaquer des causes structurelles et culturelles.
Les vraies causes souvent ignorées
L’étude identifie des facteurs culturels et politiques souvent ignorés. Parmi les facteurs pointés :
- L’augmentation des travailleurs peu qualifiés (étrangers temporaires et nouveaux arrivants) sans investissement en capital correspondant, ce qui écrase la productivité moyenne.
- Une croyance politique grandissante selon laquelle les revenus peuvent être soutenus sans productivité (déficits, transferts), atteint d’un sommet lors des fermetures de 2020.
- Une réglementation excessive (notamment dans l’énergie, secteur pourtant à productivité et revenus élevés) qui freine l’investissement et la prise de risque.
L’illusion des politiques redistributives
Abandonner l’enjeu productivité au profit de la redistribution ou de baisses d’impôts déficitaires semble tentant, mais cela entretient un cercle vicieux de faible croissance. À l’inverse, la part du travail dans le PIB du secteur privé est restée globalement stable (1981–2024), ce qui contredit l’idée que les profits auraient « tout accaparé ».
La route vers la prospérité
L’expérience américaine montre qu’on peut remettre la productivité en marche. Pour le Canada, cela passe par :
- Dérégler intelligemment les goulets d’étranglement (commencer par l’énergie).
- Réhausser l’intensité capitalistique (machines, équipements, numérisation) et mieux valoriser l’IP.
- Exposer davantage les PME à la concurrence (interne et internationale).
- Recalibrer immigration et formation avec l’investissement productif.
Conclusion : si les gouvernements veulent améliorer durablement les revenus, ils doivent s’attaquer à la productivité en baisse. À long terme, payer au-delà de ce qui est produit mène à la perte en marché concurrentiel. La leçon est limpide : abandonnons la comptabilité créative et les palliatifs redistributifs, et reprenons le chemin de la productivité pour offrir une prospérité soutenable.