Dimanche, juin 1, 2025

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CASA-SAAQclic : chronique d’un naufrage bureaucratique annoncé, autopsie d’un État en surchauffe

Il arrive, parfois, que l’appareil d’État offre un cas d’étude si pur qu’il mérite d’être disséqué comme un spécimen de laboratoire. Le programme CASA (SAAQclic) de la Société de l’assurance automobile du Québec entre dans cette catégorie : un monstre informatique de près de huit cent millions de dollars qui se change, au fil des ans, en une hydre budgétaire dépassant le milliard ; un projet né dans l’euphorie managériale qui finit dans une mare de PowerPoint défraîchis ; un chantier présenté comme « transformateur » qui accouche de files d’attente et de rapports non certifiables. Tout cela sous l’œil placide d’une commission d’enquête dont la mission est « de comprendre, pas de blâmer », pour citer mot pour mot le commissaire Gallant.

Au cœur de la machine, une vérité simple : quand l’État veut « se transformer » sans s’astreindre à la transparence et à l’imputabilité, il échoue plus bruyamment qu’une startup sous amphétamines. Les 936 pages d’audiences que j’ai avalées ces dix derniers jours confirment l’intuition : CASA n’est pas un raté isolé ; c’est la quintessence d’un malaise plus vaste, celui que je nommais en avril dernier la commissionnite ; cet art de dépenser des millions pour produire de longs rapports qui n’accouchent que d’excuses.

Le rideau s’ouvre : la Commission comme dispositif d’anesthésie

« Notre mandat n’est pas de blâmer », répète le commissaire Gallant dès la première séance. La phrase revient comme un mantra chaque fois qu’un avocat s’aventure trop près de la zone rouge. La procureure Provençal, pourtant aguerrie, finit par ranger ses griffes : l’article 50 de la Loi sur le VGQ protège le vérificateur général par intérim, Alain Fortin, de toute question sur « les échanges internes ». Résultat : le public assiste à un numéro de prestidigitation ; on agite d’une main un rapport sévère, tandis que l’autre escamote les responsabilités individuelles dans les coulisses.

Fortin lâche tout de même un aveu qui, dans le privé, aurait claqué comme un coup de tonnerre : les états financiers 2023 de la SAAQ sont si brouillés qu’il lui est « impossible de formuler une opinion ». Aucune sonnette d’alarme au Parlement, aucune convocation expresse au conseil d’administration ; simplement un glissement vers la page suivante du procès-verbal.

La commissionnite, c’est aussi cela : on exhibe la plaie, on la mesure, on la photographie sous tous les angles… puis on la recoud sans antidote et l’on renvoie le patient à domicile, béquilles incluses.

Genèse brouillonne d’un projet hors-sol

Sur le papier, CASA devait unifier trois grands blocs : administration interne, permis-immatriculations, indemnisation. En coulisses, c’est une fable inversée : l’appel d’offres part en 2015, trois ans avant la définition précise des besoins. « On construisait la locomotive en pleine course », ironise un ex-analyste. Le fournisseur : Alliance, flanqué d’IBM et de LGS ; embarque dans le brouillard : modules à moitié définis, processus métier inconnus, échéanciers politiques déjà gravés dans le marbre.

Au fil des audiences, on découvre les réceptacles abscons du projet : 1 500 recettes de personnalisation pour tordre un progiciel d’entreprise à la réalité tentaculaire de la SAAQ. Un gestionnaire TI ose l’aveu : « La moitié de ces recettes, on ne savait plus pourquoi elles existaient, mais il fallait les porter pour ne pas fâcher les opérationnels. » Personne ne songe alors à relire la maxime de Saint-Exupéry : « Il semble que la perfection soit atteinte non quand il n’y a plus rien à ajouter, mais quand il n’y a plus rien à retrancher. » Chez CASA, on ajoute. Toujours. Jusqu’à l’asphyxie.

Février 2023 : quand la livraison 2 percute la réalité

Le 20 février 2023, à six heures du matin, la nouvelle mouture de SAAQclic s’ouvre au public. Trois heures plus tard, les files d’attente virtuelles se muent en files bien réelles devant les points de service. Le système d’immatriculation boucle sur lui-même, réactive des plaques désactivées, suspend des permis valides, oublie des paiements déjà perçus. La hotline sature ; le réseau socios-politique s’enflamme. Dans les couloirs, un cadre confie : « On a coupé les tests pour tenir la date, parce qu’il fallait montrer quelque chose au ministre. »

Ce même cadre explique qu’un script de rapprochement financier « plantait au-delà de 25 000 enregistrements », chiffre ridicule à l’échelle des transactions quotidiennes de la SAAQ. L’auditoire de la Commission retient son souffle ; Gallant baisse les yeux sur son chronomètre ; la séance se poursuit comme si l’on avait signalé une simple fuite au robinet.

Le milliard, étape psychologique franchie en douce

638 millions de dollars : c’est le budget d’origine, approuvé par le Conseil du trésor en 2017. Huit ans plus tard, Fortin vient déposer un graphe grimé : 1,1 milliard est déjà entamé, et ce n’est pas fini. Le plus savoureux? La façon dont on a franchi la ligne rouge. Un avenant global de 222 millions aurait déclenché une publication au SEAO, attirant journalistes et curieux. Qu’à cela ne tienne : on découpe l’avenant en tranches de 9,8 % du contrat initial, juste en dessous du seuil légal. « Aucune trace dans les résumés de CA », note la VGQ. Pas de trace non plus dans la mémoire collective ; l’Assemblée nationale débattait alors d’un projet de loi sur les trottinettes électriques.

Gouverner, c’est documenter… puis oublier

La carte des comités CASA ferait rougir un urbaniste soviétique : comité de gouvernance, comité fournisseur, comité risques, comité architecture, cellule d’arrimage, cellule d’intégration, bureau programme. Chacun tient un bout de la corde, personne n’empoigne la poutre. Le directeur de projet avoue avoir « changé de supérieur hiérarchique onze fois en deux ans ». Une employée RH ajoute qu’il fallait « trois signatures et deux avis de conformité » pour recruter le moindre analyste.

Le Conseil d’administration, pourtant présidé tour à tour par Guy Morneau, Lorna Telfer, Konrad Sioui, puis Dominique Savoie, reçoit des documents savamment filtrés. Une administratrice, elle-même professeure en gouvernance, confie hors micro : « On nous donnait la vue du drone, jamais la coupe transversale. » On appelle cela la reddition de comptes par satellite : plus c’est haut, plus c’est flou.

La décision stratégique d’arrêter… de compter

À partir de 2020, la SAAQ cesse de suivre les coûts d’exploitation liés à CASA. Officiellement, « ces mesures n’étaient plus pertinentes dans le nouveau cadre adaptatif ». Traduction : la dérive est telle qu’aucun tableau ne peut plus faire sens. Un gestionnaire budgétaire révèle qu’il « surlignait en gris » les postes impossibles à justifier. Interrogé sur cette méthode, il répond : « Nous étions en mode survie documentaire. » Le jargon se fait alors plus lyrique : replanification adaptative, optimisation séquencée, scénarisation progressive. Autant de fleurs de rhétorique pour décorer un cimetière d’indicateurs.

Les bénéfices, ces chimères qu’on ne mesure jamais

Facturation jumelée, guichet unique, expérience citoyenne friction-zéro : les promesses s’empilent comme plaques tectoniques. En pratique, la facturation fusionnée est abandonnée dans un courriel interne daté du 14 novembre 2023. Motif : « Risque de surcharge irréversible du module de consolidation. » Un risque théorique devenu réalité dès les essais de pré-production.

Quant au fameux portail SAAQclic, il peine encore à offrir la simple consultation d’un historique de paiements. Fortin est clair : le système « ne permet pas de valider la qualité des données saisies par l’usager ». Or, sans validation, pas de confiance ; sans confiance, pas d’adoption ; sans adoption, pas de gains. Le serpent administratif se mord la queue, pendant que les consultants facturent à l’heure.

Le grand livre des constats sans coupables

Explosion des coûts, absence de tests, impact sur les services, désinformation interne : la VGQ coche toutes les cases. Mais le répertoire des sanctions reste vide. Ni l’ancien PDG, ni le vice-président TI, ni le fournisseur principal ne sont publiquement rappelés à l’ordre. La Commission glisse vers la conclusion attendue : il faudra « poursuivre les efforts » et « tirer des leçons ». Autrement dit : plus de la même chose, mais différemment libellée.

J’écrivais en avril que la commissionnite produit « des rapports à zéro impact ». CASA le prouve mieux que je ne l’aurais rêvé. Le fiasco est notarié, mais le compteur d’imputabilité reste à zéro. L’équation québécoise : documentation exponentielle, responsabilité asymptotique.

Le futur déjà caduc

Le rapport final est promis pour septembre 2025. On sait déjà qu’il contiendra un plan d’action en dix points, un tableau de suivis, des échéanciers indicatifs. En coulisses, pourtant, la livraison 3 démarre ; celle qui doit gérer l’indemnisation des accidentés. Aucun échéancier public, aucun test citoyen, aucune maquette fonctionnelle dans la presse. Mais une équipe de consultants résidente, renouvelée pour 18 mois. « On ne pouvait pas perdre la connaissance projet », justifie la SAAQ. La connaissance du naufrage, sans doute.

Sortir du déni technocratique : plaidoyer pour une vraie imputabilité

CASA n’est pas un accident ; c’est un symptôme. Le symptôme d’une gouvernance publique qui confond complexité et compétence, transformation et inflation, pilotage et storytelling. Tant que nos institutions applaudiront des comités au lieu d’exiger des comptes, l’histoire se répétera. Nous n’avons pas besoin d’une énième commission, mais d’une culture de la sanction : suspension de primes, révocation de mandats, poursuites au civil en cas de négligence grave. Oui, c’est brutal. C’est aussi la seule façon de rompre le cycle du rapport–pardon–oubli.

La démocratie commence là où les commissions s’arrêtent. Quand on cesse de s’émerveiller devant les caméras et qu’on demande, sèchement, qui paye, qui décide et qui encaisse les dividendes de l’échec.
CASA devait être un carrefour de solutions d’affaires. Il restera, pour longtemps, un rond-point de renoncements publics.

Il est temps de sortir du giratoire.

Il reste encore bien des mois jusqu’en septembre 2025… On est au cap de l’iceberg.

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Samuel Rasmussen
Samuel Rasmussen
Samuel Rasmussen, alias Le Blond Modéré, est membre des Trois Afueras et collaborateur du podcast Ian & Frank. Titulaire d'une formation en relations internationales à l'Université de Sherbrooke, il s'intéresse particulièrement à la géopolitique, aux zones d'influence et aux différentes formes de pouvoir.

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