Depuis quelques temps, une petite musique tourne en boucle chez certains puristes libertariens : Javier Milei « aurait viré social-démocrate ». On soupire, on se scandalise, on brandit la pureté doctrinale comme un totem et l’on oublie deux choses essentielles : la réalité économique argentine, qui n’est pas un séminaire d’école d’été mais une salle d’urgence ; la différence entre principes et tactiques, entre la finalité libérale et les étapes pour y parvenir quand on gouverne sans majorité, avec des caisses vides et une société exsangue. L’objectif de ce petit billet est de remettre de l’ordre, rappeler les faits, replacer septembre dans sa chronologie, et expliquer pourquoi cette accusation de « gauchisation » procède d’une lecture à plat, dogmatique, et contre-productive pour ce camp.
Le décor : une économie au bord de l’évanescence
L’Argentine que Milei hérite n’est pas une page blanche. C’est un manuscrit raturé par des décennies d’étatisme : déficits chroniques, subventions tentaculaires, dévaluations en série, contrôles de prix, contrôle des importations, fuite des capitaux, réserves de change faméliques et un État-providence hypertrophié financé à la planche à billets. On ne passe pas de cette pathologie systémique à l’orthodoxie libérale par claquement de doigts. On stabilise d’abord le patient : on arrête l’hémorragie budgétaire, on brise la spirale inflationniste, on restaure un minimum de crédibilité fiscale et monétaire. Tout cela demande des coupes, des gels, des rationalisations. Ça fait mal. Mais c’est la voie libérale dans un pays qui a vécu au-dessus de ses moyens via l’inflation et l’endettement.
Si l’on juge un médecin en pleine réanimation sur l’absence de jogging matinal le troisième jour, on passe à côté de l’essentiel. De même, juger Milei sur l’absence d’un paradis anarcho-capitaliste « tout de suite maintenant » est un sophisme. L’échelle de temps d’une stabilisation macro – budgétisation stricte, désubventionnement, libéralisation progressive des marchés – n’a rien à voir avec le rythme d’un thread militant.
Les faits économiques : la « tronçonneuse » n’était pas un gadget de campagne
Que s’est-il réellement passé, concrètement, depuis son arrivée et jusqu’en septembre ? D’abord, une consolidation budgétaire rapide et visible : coupes de dépenses dans l’appareil administratif, réduction ou extinction de subventions, suspension de chantiers publics, rationalisation des transferts, chasse aux niches et privilèges, et discipline dans la fonction publique. Ensuite, une stratégie anti-inflation qui assume la douleur à court terme pour casser la dynamique : resserrement budgétaire, fin des tours de magie monétaire, arrêt des bricolages de prix administrés. Résultat : la trajectoire de l’inflation a cessé d’être une rampe verticale. On peut discuter du rythme, mais la flèche a changé de sens.
Ce n’est pas une « gauchisation ». C’est l’ordonnancement qu’un Hayek ou un Mises applaudirait : arrêter d’acheter du temps avec de la fausse monnaie, assainir, puis libérer. Oui, la pauvreté mesurée peut monter transitoirement quand l’État cesse de subventionner artificiellement la consommation et que les prix se réalignent ; oui, le chômage peut bouger à la hausse pendant qu’on réalloue le capital de secteurs zombies vers des activités viables. Mais confondre ces effets d’ajustement avec une conversion sociale-démocrate, c’est confondre l’auscultation et l’opération.
Septembre : politique, rapport de forces et continuité du cap
Septembre est un bon laboratoire pour tester l’accusation. On y a vu des turbulences politiques : revers partiels au Parlement, veto contesté, élections locales défavorables, le tout dans une atmosphère où l’opposition cherche à peindre Milei en extrémiste pour mieux l’user. Qu’a-t-il fait ? Il a maintenu publiquement sa trajectoire : pas de renoncement aux réformes, pas de réouverture de la pompe à subventions, pas de relance financée à crédit. Même lorsque l’exécutif a dû gérer des secousses de marché ou une controverse symbolique, le critère affiché est resté le même : équilibre budgétaire, fin du privilège inflationniste, priorité à la crédibilité. On est loin d’un tournant social-démocrate.
Il faut rappeler une évidence oubliée par certains puristes : Milei ne gouverne pas en monarque. Il avance sans majorité automatique, face à des gouverneurs et des blocs parlementaires hostiles. Cela implique des versions amendées des grands textes, des négociations quotidiennes, des compromis tactiques ; bref, de la politique. Mais qu’on cesse d’appeler « gauchisation » ce qui n’est que la grammaire d’un gouvernement minoritaire. Le cap : assainir, libérer, privatiser, déréglementer n’a pas changé. La boîte à outils s’adapte à la géographie parlementaire ; la carte n’est pas la trahison.
Aussi le 4 septembre : veto présidentiel renversé par le Congrès
Pour la première fois du mandat, le Parlement a annulé un veto présidentiel, rétablissant une loi qui augmente les dépenses et les protections pour les personnes handicapées. Le Sénat a voté 63–7 pour réinscrire la mesure, après un vote antérieur de la Chambre. Échéance politique : cela s’est produit à quelques semaines des élections, et sur fond d’audios controversés ayant conduit au limogeage d’un responsable ; Milei reste minoritaire au Congrès.
Lecture correcte : c’est un rapport de forces, pas un virage idéologique. Le gouvernement a justifié le veto par l’impératif d’équilibre budgétaire ; l’override indique la capacité de l’opposition à imposer une dépense supplémentaire en période électorale, pas une acceptation par l’exécutif d’un nouveau programme social-démocrate. Le cœur de la ligne – austérité, désinflation, discipline – n’a pas bougé ; c’est parce qu’il n’a pas bougé que l’opposition a cherché à le forcer sur ce symbole.
8 septembre : défaite de la coalition présidentielle en province de Buenos Aires et chute des marchés
La liste péroniste a devancé le camp Milei dans la plus grande province du pays ; le peso a touché un plus bas, l’indice Merval a décroché à deux chiffres, et les obligations ont enregistré leurs pires séances depuis 2020.
Lecture correcte : ce mouvement de marché ne traduit pas une « gauchisation » de Milei ; il pricait le risque d’exécution des réformes après un revers électoral local. Les marchés lisent une probabilité : plus l’opposition engrange, plus l’agenda de coupes et de déréglementations rencontre d’obstacles. C’est un signal de fragilité politique, pas de conversion idéologique du gouvernement.
La séquence complète de septembre confirme l’argument central de l’article. Après ces chocs, la trajectoire n’a pas été à la « relance keynésienne », mais à la poursuite de l’agenda : cap réaffirmé, consolidation maintenue, et – point crucial pour la lecture de marché – arrivée d’un filet de soutien international qui inverse le momentum financier. Là encore, c’est la logique de stabilisation libérale qui est récompensée, non son abandon.
Tactique vs. trahison : le b-a-ba libertarien… appliqué au réel
Rothbard ne disait pas : « Insultez quiconque ne privatise pas tout dès mardi ». Il disait : l’État parasite la société, la propriété privée est la clef, les prix libres coordonnent, et l’expansion monétaire est une taxe cachée. Hayek rappelait la supériorité de l’ordre spontané et la fatalité de l’ignorance centrale. Hoppe pousse la logique de la propriété et de la sécession jusqu’à ses ultimes conséquences. Très bien. Mais aucun de ces auteurs n’a soutenu que l’abolition simultanée de toutes les interventions était possible en régime parlementaire hostile et en économie fragilisée. Le libéralisme sérieux, appliqué, hiérarchise : il commence par ce qui tue – l’inflation et le déficit -, puis il libère par cercles concentriques.
Or c’est précisément ce que fait Milei : 1) priorité à l’équilibre et à la désinflation, 2) nettoyage des subventions et des tarifs truqués, 3) ouverture graduelle, privatisations, refonte réglementaire. On peut débattre des détails – trop vite ici, pas assez vite là -, mais le squelette est libéral. Le reste est polémique de salon.
Les procès en « trahison » : trois confusions récurrentes
Confusion n° 1 : « Il a négocié, donc il a cédé. » Négocier la forme d’un texte pour en sauver la substance n’est pas « céder ». C’est choisir ses batailles. Quand un exécutif minoritaire transforme un paquet de 600 mesures en 200 mesures adoptables, il ne « gauchise » rien : il fait passer un cœur réformateur au lieu de se payer un mur.
Confusion n° 2 : « Toute intervention conjoncturelle est social-démocrate. » Assurer une transition ordonnée ; par exemple en lissant certains ajustements de prix ou en évitant une panique de marché n’est pas embrasser l’étatisme. C’est acheter du temps pour que la réforme survive. La différence entre un gouvernement libéral et un gouvernement social-démocrate tient à la trajectoire : le premier vise la sortie de l’intervention ; le second s’y installe.
Confusion n° 3 : « Les coûts sociaux prouvent l’échec. » Les coûts d’ajustement prouvent que le système antérieur était artificiellement soutenu. Retirer le respirateur des subventions révèle la faiblesse du patient, il ne la crée pas. Le pari libéral consiste à supporter l’inconfort transitoire pour sortir de la trappe inflationniste et relancer l’investissement productif.
International : discours, alliances et cohérence
En septembre, sur la scène internationale, Milei tient la même ligne : défense explicite de la liberté économique, dénonciation des populismes fiscaux qui « brûlent l’avenir pour chauffer le présent », réaffirmation du primat de la propriété et de la concurrence. Les échanges avec des partenaires alignés sur l’orthodoxie budgétaire et monétaire vont dans le sens d’un soutien aux réformes, pas d’un recentrage étatiste. Ce n’est pas un hasard si l’axe de sympathie extérieure se situe du côté de ceux qui valorisent la discipline fiscale : ils reconnaissent une stratégie cohérente de redressement.
« Et la monnaie ? Et la Banque centrale ? » – Le calendrier, pas l’abandon
Autre procès d’intention : « Il n’a pas dollarisé hier, donc il renie tout. » Non. La séquence technique d’une éventuelle réforme monétaire exige des conditions de possibilité : assainissement du bilan public, restauration de réserves, confiance réglementaire minimale, paquet légal viable. Précipiter cette bascule sur une base pourrie serait un suicide politique et économique. Un Hoppe pragmatique, un Rothbard stratège, ne diraient pas autre chose : on privatise, on déréglemente, on met fin au privilège inflationniste, mais on verrouille l’architecture avant d’enlever les étais. Là encore, c’est une question de calendrier, pas de renoncement.
Le style Milei : pédagogie par la franchise
On peut reprocher à Milei ses outrances oratoires. Mais on ne peut pas lui reprocher l’ambiguïté : il annonce la douleur, la persévérance, l’absence de solution miracle, l’impossibilité morale de « relancer » par la dépense publique en déficit. Il réclame du temps pour que la mécanique libérale – l’économie réelle qui se recompose – produise ses fruits visibles dans l’emploi, le pouvoir d’achat et l’investissement. Cela s’appelle gouverner à découvert.
Réponse aux puristes : de la pureté stérile à la stratégie gagnante
Un mot pour nos amis puristes. Vous voulez l’abolition de la Banque centrale, la suppression des subventions, le retrait de l’État des secteurs productifs, la privatisation des entreprises publiques, la libre concurrence dans l’éducation, la santé, l’énergie. Nous aussi. La question n’est pas le but, mais la marche d’approche. Dans un pays semi-habitué au contrôle des prix, on n’arrache pas tous les pansements en une minute sans risquer l’infection politique qui renverra la gauche au pouvoir, avec mandat populaire pour refermer la porte à double tour pendant dix ans. La stratégie libérale intelligente consiste à solidifier assez vite l’irréversibilité : créer de nouveaux droits de propriété, ouvrir des marchés, déréglementer là où l’opinion ne reviendra pas en arrière, et attacher l’équilibre budgétaire à des garde-fous institutionnels. C’est cela, la vraie victoire : rendre la contre-réforme coûteuse pour nos adversaires.
Traiter tout ajustement tactique de « trahison » revient à livrer le pays à nos opposants qui, eux, n’ont aucun scrupule à user des institutions. Le libéralisme n’est pas un cosplay. C’est une ingénierie de liberté dans un monde hostile.
Enfin : rectitude, faits, cap
La vérité est simple. La trajectoire de Milei reste libérale : coupes réelles, désubventionnement, assainissement budgétaire, fin de la magie inflationniste, horizon de privatisations et de déréglementations. Les secousses de septembre n’ont pas fait dévier l’aiguille. Ce que certains prennent pour de la « gauchisation » n’est que la traduction, en politique réelle, d’une réforme radicale qui veut survivre à la semaine. Le cap affiché est constant : restaurer la propriété, récompenser l’épargne, laisser les prix parler, réduire l’État au régalien, et arrêter de prendre les Argentins pour des portefeuilles ambulants.
Rothbard nous a appris que l’État, par nature, vit de la prédation. Hayek nous a appris que l’ordre de marché émerge quand on le laisse faire. Hoppe nous a rappelé que la propriété privée n’est pas une concession, mais un principe. Milei applique cette trinité théorique avec les instruments disponibles. On peut toujours souhaiter plus vite, plus fort, plus pur. Mais à choisir entre l’impatience morale qui condamne tout et la persévérance stratégique qui construit, notre camp devrait savoir trancher.
Laissons donc la fable de la « gauchisation » aux polémistes pressés. Les faits racontent une autre histoire : celle d’un gouvernement qui a choisi la rectitude contre la facilité, la rigueur contre la dépense clientéliste, la vérité économique contre les anesthésiants rhétoriques. C’est exactement ce pour quoi il a été élu. Et c’est exactement pourquoi il faut tenir.